BIODIVERSITÉ
Éthique
Auteur(s) : Manon Moullec*, Denise Remy**
Fonctions :
*VetAgro Sup
Campus vétérinaire de Lyon
1, avenue Bourgelat
69280 Marcy-l’Étoile
Le vétérinaire, de par ses compétences et ses connaissances en matière de santé, constitue « un acteur engagé et regardé de la société » [4]. Dès lors, il se doit d’avoir des repères éthiques et des avis éclairés concernant les enjeux sociétaux actuels. Dans les prochaines années, le comité d’éthique Animal, Environnement, Santé, régulièrement saisi par le Conseil national de l’Ordre des vétérinaires, a prévu d’étudier les questions liées à la faune sauvage et au biotope.
Comme nous l’avons montré dans les deux précédents articles(1), la crise sanitaire actuelle, associée au déclin majeur de la biodiversité, invite à s’interroger sur la place de la faune sauvage dans nos sociétés occidentales et l’attitude que ces dernières adoptent vis-à-vis de cette problématique. Nos recherches bibliographiques ont mis en lumière un comportement paradoxal des sociétés occidentales [14]. D’une part, celles-ci suivent un modèle de développement socioéconomique qui impacte fortement l’environnement, ce qui les rend en partie responsables de la défaunation. D’autre part, elles commencent à prendre conscience des lourdes conséquences de la défaunation, point de départ d’une volonté de conservation de la faune sauvage.
Les pays occidentaux forment une unité géopolitique et culturelle comprenant les États-Unis, le Canada, l’Australie, la Nouvelle-Zélande, les États membres de l’Union européenne et de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (Otan) [6]. Ils suivent un modèle de développement socioéconomique empreint d’une volonté permanente de progrès [11]. Celui-ci se caractérise par des valeurs politiques (sécularisation, liberté, démocratie), économiques (capitalisme, libéralisme) et sociales (hédonisme, modernité, matérialisme, anthropocentrisme, individualisme) ayant conduit à une croissance économique importante et à une augmentation du niveau et de la qualité de vie des personnes [3, 11, 16, 19]. Aujourd’hui, les sociétés occidentales, qui ne représentent qu’un huitième de la population mondiale, forment un modèle de société riche, moderne et développée [15, 17].
Depuis la révolution industrielle, et plus particulièrement depuis les cinquante dernières années, les humains ont un impact considérable sur leur environnement [22]. Cet impact est différent selon les pays (développés, en développement ou les moins avancés). Le dernier rapport de la Plateforme intergouvernementale, scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES) rend compte de l’évolution, depuis 1970, de certains indicateurs clés des interactions entre l’homme et l’environnement (figure) [8]. Les pays occidentaux concentrent les richesses du monde et présentent la consommation par habitant la plus élevée (graphiques A et B). Cependant, leur impact environnemental paraît relativement faible par comparaison avec les autres pays : ils extraient peu de biomasse vivante, utilisent peu d’engrais (graphiques C et F) et ce sont eux qui polluent le moins et qui protègent le plus de zones clés pour la biodiversité sur leur propre territoire (graphiques E et D). Par rapport aux autres pays, la part de responsabilité des sociétés occidentales semble ainsi assez faible. Néanmoins, la réalité est bien différente. Pour satisfaire leur consommation importante, les pays occidentaux doivent nécessairement importer des marchandises en provenance des pays en développement. Afin de répondre à cette demande, ces derniers exploitent de façon intensive leurs propres ressources. Cela explique pourquoi les pays en développement ont l’impact environnemental le plus fort. Ainsi, par l’intermédiaire du commerce international, les coûts environnementaux de la consommation occidentale sont transférés vers les autres pays.
Le mécanisme mis à jour permet de prendre conscience de la part importante de responsabilité des sociétés occidentales dans la dégradation de la biodiversité. Toutefois, malgré leur poids environnemental, les pays occidentaux manifestent une véritable volonté de conservation.
Cette volonté émane notamment de l’évolution de la perception de la faune sauvage. En sciences sociales, un domaine de recherche appelé Human dimensions of wildlife (les dimensions humaines de la faune sauvage) se développe. Les chercheurs étudient les différentes façons dont l’homme considère la faune sauvage. Leurs travaux montrent que les mentalités évoluent. Notre approche à l’égard des animaux sauvages passerait progressivement d’une orientation de domination à une orientation mutualiste : les espèces sauvages sont de moins en moins considérées comme des ressources utilisées et gérées pour notre propre intérêt, mais de plus en plus envisagées comme des ensembles d’individus méritant de l’attention, des soins et ayant même des droits [10].
L’évolution des mentalités se traduit par des actions concrètes dans différents domaines. La biodiversité est de plus en plus prise en compte dans les impératifs politiques des pays occidentaux (changement de dénomination du statut juridique français des espèces “nuisibles”, nouvelle stratégie de l’Union européenne en faveur de la biodiversité à horizon 2030, etc.) [5, 21]. En matière de financement, l’Occident s’implique beaucoup dans les grandes organisations non gouvernementales soutenant la conservation de la biodiversité à l’échelle mondiale, comme l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), ce qui en fait un acteur économique incontournable [9]. Les chercheurs des pays occidentaux s’efforcent de développer de nouveaux outils au service de la conservation, qui ont d’ailleurs déjà permis le rétablissement de nombreuses espèces, en Europe notamment [7, 20].
Que ce soit à l’échelle nationale ou internationale, l’Occident est donc un acteur majeur de la conservation.
Malgré toutes ces actions, l’échec persiste. Deux éléments principaux sont en cause. Tout d’abord, les sociétés occidentales ne remettent pas en question l’origine première de la défaunation, à savoir leur modèle de développement socio-économique, maintenant mondialisé : de nombreux pays tentent d’y accéder et, pour cela, s’intègrent dans le marché mondial [22]. Les responsabilités en matière de dégradation de la biodiversité sont alors de plus en plus partagées : elles dépendent non seulement des consommateurs, mais aussi des producteurs et des commerçants [12]. Par conséquent, il devient quasi impossible de réguler l’impact environnemental de ce système.
En outre, le modèle de conservation actuel présente des fragilités. Les engagements politiques énoncés précédemment ne sont pas forcément tenus et, par souci d’efficacité et de réduction des transactions, les financements apportés par les pays occidentaux ne répondent pas toujours à leurs objectifs initiaux [18].
De plus, par l’intermédiaire des grandes organisations non gouvernementales, la conservation est gouvernée à l’échelle mondiale avec une forte influence des pays occidentaux. Sur certains territoires, cela conduit à l’instauration de méthodes de conservation inadaptées au contexte socioculturel. Souvent éloigné des problématiques locales, ce modèle de conservation “à l’occidentale” mène parfois à des échecs retentissants [1, 2, 23].
Conflit d’intérêts : Aucun
Face à cette situation, un changement de paradigme semble nécessaire, reposant sur quatre piliers : la prise de conscience de l’étendue des dégâts par tous les citoyens et les acteurs politico-économiques, le questionnement de ce modèle qui nous a fait tant progresser et sa réinvention, la sobriété qui, comme le suggèrent certains philosophes, constituera sûrement un élément important de cette réinvention, et enfin la transdisciplinarité, car il est impossible de rendre opérationnelle la conservation de la biodiversité sans s’ouvrir à l’ensemble des sciences, et notamment aux sciences humaines et sociales [13].