MÉDECINE RURALE
Étude
Auteur(s) : Julieth Charlot*, Yves Millemann**
Fonctions :
*Clinique Cliv & Co
33, rue du Général Rascas
ZA Route de Metz
57220 Boulay-Moselle
**ENV d’Alfort
7 avenue du Général de Gaulle
94700 Maisons-Alfort
Une vaste enquête, menée auprès des vétérinaires ruraux et mixtes, révèle des attentes différentes selon les offres disponibles sur le marché.
De nombreuses applications mobiles sont disponibles pour les vétérinaires exerçant en rurale et l’un des objectifs de ce travail de thèse a été de réaliser un panorama des applications Android disponibles sur le marché français en 2021 (tableau 1). Mais qu’en est-il de leur réelle utilisation en pratique professionnelle ? La seconde partie de ce travail de thèse a donc consisté en la réalisation d’une enquête dont le but est de faire un état des lieux concernant l’utilisation des applications mobiles par les vétérinaires et les étudiants exerçant en pratique rurale, en France ou dans les pays francophones. L’idée est également de pouvoir identifier les leviers et les freins à l’usage de ces applications.
Cette étude a pour objectif d’identifier la part des vétérinaires utilisant réellement des applications mobiles professionnelles et leurs habitudes. Un questionnaire a permis de recueillir la fréquence d’utilisation de ces applications, les domaines concernés (prévention, audit, aide au diagnostic, aide au traitement, etc.), mais aussi les attentes visà-vis de ces outils, ainsi que les principaux freins. Afin de toucher la population cible, ce questionnaire, réalisé via Google Forms, a été diffusé sur les groupes Facebook de GTVjr Alfort, GTVjr Lyon, GTVjr Nantes, GTVjr Cluj, GTVjr Toulouse, Veto-Focus, ainsi que sur le site internet de VetoFocus, de février à juillet 2021. Par ailleurs, les vétérinaires ruraux ou mixtes étaient invités à répondre, qu’ils possèdent ou non un smartphone, le but étant de recueillir une estimation de la proportion de praticiens utilisant des applications mobiles dans leur pratique professionnelle, mais également de connaître les raisons pour lesquelles certains n’y ont pas recours.
Le questionnaire, testé au préalable auprès d’étudiants vétérinaires, s’organise en trois parties et neuf questions au total.
Une première partie vise à recueillir les données démographiques des répondants (sexe, ancienneté professionnelle, statut professionnel, type d’activité) et à déterminer le nombre de vétérinaires utilisant leur smartphone dans leur pratique professionnelle. Le dernier item permet de conditionner la suite des questions : la personne interrogée utilise-telle des applications mobiles vétérinaires dans sa pratique professionnelle ? La deuxième partie, accessible aux seules personnes ayant répondu « oui » à la question précédente, vise à identifier la fréquence d’utilisation de ces applications vétérinaires, ainsi que le ou les domaines concernés. Enfin, la troisième partie est destinée à tous et vise à identifier les attentes et les freins vis-à-vis de l’utilisation de ces applications mobiles vétérinaires.
Les questions entraînent des réponses volontairement courtes, de type oui/non ou à choix multiples, afin de réduire le temps de remplissage du questionnaire. Quelques questions ont offert la possibilité de laisser un commentaire, notamment celles à choix multiples.
Après cinq mois en ligne, le questionnaire a reçu 157 réponses de la part de vétérinaires ruraux ou mixtes francophones. Parmi les praticiens ruraux interrogés, 39 % (62 sur 157) sont salariés, 38 % (59 sur 157) sont étudiants, 16 % (25 sur 157) sont associés et 6 % (10 sur 157) sont collaborateurs libéraux ou exercent seuls. Concernant l’activité professionnelle, 59 % (93 sur 157) des vétérinaires de l’échantillon exercent en mixte, 25 % (39 sur 157) en rurale pure, 14 % (22 sur 157) sont étudiants sans dominante et 2 % (3 sur 157) ne travaillent pas ou plus en clientèle. À propos de l’ancienneté professionnelle, 22 % (35 sur 157) exercent depuis moins de deux ans, 18 % (28 sur 157) depuis moins de cinq ans, 6 % (9 sur 157) depuis moins de dix ans et 16 % (26 sur 157) depuis plus de dix ans, les autres (59 sur 157) étant encore étudiants. Une large majorité des personnes sondées (90 %, 142 sur 157) utilisent leur smartphone dans leur pratique professionnelle, sans différence statistiquement significative entre les plus jeunes (moins de cinq ans d’ancienneté) et les plus expérimentés. De même, 44 % (69 sur 157) des sondés utilisent des applications mobiles vétérinaires, sans différence statistiquement significative entre les plus jeunes et les plus expérimentés. Parmi cette catégorie d’utilisateurs, 32 % (22 sur 69) font appel à ces applications tous les jours, 42 % (29 sur 69) au moins une fois par semaine, 19 % (13 sur 69) au moins une fois par mois et 7 % (5 sur 69) moins d’une fois par mois.
Les catégories d’applications jugées les plus utiles sont l’aide au traitement, avec entre autres des applications de choix des molécules adaptées, les bases de données médicamenteuses et les calculateurs (n = 42), l’aide au diagnostic (n = 22) et la prévention (n = 14). Les principales attentes concernant ces applications sont la facilité d’emploi (n = 140) et la rapidité d’utilisation (n = 108), la sécurité des bases de données ou des aides diagnostiques (n = 104) et le gain de temps engendré (n = 85).
Enfin, les freins à l’utilisation de ces applications mobiles vétérinaires sont le manque d’informations sur les applications disponibles (n = 115), la nécessité d’un accès au réseau internet (n = 87), le manque de praticité (n = 57) et le coût (n = 53).
La grande limite de cette enquête est la non-représentativité de la population ayant répondu, et notamment la surreprésentation des personnes utilisant les réseaux sociaux et les nouvelles technologies. Ainsi, la proportion de vétérinaires sondés utilisant leur smartphone et les applications mobiles vétérinaires en fonction de leur ancienneté dans la profession ne peut être généralisée à l’ensemble de la population des vétérinaires francophones.
Néanmoins, les réponses les plus intéressantes ont principalement concerné les attentes des vétérinaires vis-à-vis des applications mobiles vétérinaires et les freins à leur utilisation. Ces réponses restent tout à fait exploitables malgré la non-représentativité de l’échantillon, et fournissent des pistes de réflexion valides pour les développeurs d’applications mobiles à destination des vétérinaires.
Par ailleurs, le mode de diffusion, même s’il a pu participer à cette non-représentativité, a permis de toucher des personnes géographiquement dispersées, de ne pas engendrer de coût et de faciliter la diffusion du questionnaire au plus grand nombre.
La population qui a répondu à cette enquête est plutôt jeune, avec près de 60 % (94 sur 157) des personnes sondées encore étudiantes ou diplômées depuis moins de deux ans. Cette répartition peut s’expliquer en partie par le mode de diffusion du questionnaire (via entre autres le réseau social Facebook et en particulier ses groupes étudiants) qui génère forcément un biais sur la population touchée par cette enquête. Mais cette répartition peut aussi s’expliquer par le fait que les plus jeunes générations sont plus enclines à utiliser les outils informatiques, et notamment le smartphone, dans leur vie privée comme dans leur vie professionnelle. Dans notre étude, c’est chez les très jeunes vétérinaires (moins de deux ans depuis le début de leur exercice) et jeunes vétérinaires (moins de cinq ans d’exercice) que le taux d’utilisation du smartphone dans le cadre du travail est le plus élevé (100 % et 96 %, respectivement).
Même si dans l’échantillon, aucune différence significative d’utilisation du smartphone ou des applications mobiles n’a été mise en évidence entre les jeunes vétérinaires (étudiants et moins de cinq ans d’ancienneté) et les vétérinaires plus expérimentés (plus de cinq ans d’ancienneté), plusieurs études de médecine humaine ont montré que l’âge est un facteur important pour l’utilisation du smartphone dans la pratique médicale.
En 2012 déjà, une enquête menée auprès d’étudiants et de jeunes docteurs britanniques avait mis en évidence que 79 % des étudiants interrogés et près de 75 % des jeunes médecins possédaient un smartphone. Parmi eux, près de 80 % des étudiants et 75 % des jeunes docteurs utilisaient au moins une application médicale [6]. Cette étude montre ainsi la quasi-omniprésence, il y a presque dix ans déjà, des smartphones et des applications mobiles médicales parmi les jeunes professionnels de santé. Plus récemment, une enquête, menée en 2016 auprès d’environ 1 800 étudiants en médecine de l’université de Liverpool, a révélé que 89 % des personnes sondées possédaient un smartphone et que 98 % d’entre elles utilisaient des applications mobiles, dont 82 % des applications médicales [7]. Dans une enquête réalisée en 2011 aux États-Unis parmi des résidents, internes et praticiens du pays, plus de 85 % des médecins ayant répondu à l’enquête (sur 3 306 réponses au total) utilisaient un smartphone et 56 % des applications médicales dans leur pratique clinique, avec une tendance à la diminution de cet usage avec l’ancienneté dans la profession [3]. En mai 2021, les résultats d’une enquête menée auprès de 200 médecins au sein de deux hôpitaux (King Hamad University Hospital au Bahreïn et Queen Mary Hospital de Hong Kong) ont mis en évidence une différence significative dans leur échantillon quant au nombre de médecins qui admettent être très dépendants aux smartphones, entre les jeunes docteurs (48 %) et les médecins seniors (32,3 %) (p = 0,03) [5].
Ces résultats suggèrent que posséder un smartphone et utiliser des applications est une tendance de plus en plus répandue, notamment chez les jeunes générations, et que cette population arrivant sur le marché du travail ou des études représente une cible intéressante pour le développement d’applications vétérinaires.
Dans l’enquête, l’aide au traitement est le domaine le plus intéressant selon les vétérinaires qui utilisent des applications mobiles. Ces applications concernent notamment l’aide au choix du traitement, les posologies, la fluidothérapie, les calculateurs, etc. Viennent ensuite les applications d’aide au diagnostic (photo 1). Ces réponses sont assez similaires à celles des enquêtes réalisées auprès des docteurs en médecine humaine.
Dans l’étude de Franko et Tirrell aux États-Unis, les catégories d’applications citées sont les ressources bibliographiques, les algorithmes de classification ou d’aide au traitement, les index de molécules et les calculateurs [3]. Dans l’enquête britannique de Payne et ses collaborateurs, les étudiants recherchaient particulièrement des applications à visée de formation, tandis que les jeunes vétérinaires étaient principalement intéressés par des applications concernant les antibiotiques, l’aide au diagnostic et l’aide au traitement [6].
En 2015, une enquête a été menée auprès de 1 042 médecins équipés d’un smartphone et exerçant en tant que salariés ou libéraux partout en France. Les applications médicales les plus utilisées concernaient des bases de données médicamenteuses, les données biologiques, les actualités santé, l’anatomie et les équivalences étrangères [1]. Une enquête réalisée en 2016 auprès d’étudiants et de médecins généralistes de Haute-Normandie montre que les catégories d’applications les plus utilisées par les médecins interrogés (n = 147) sont les bases médicamenteuses (94 %) [2]. Il existe donc des similitudes entre les attentes de ces deux professions de santé.
Outre l’aide au traitement et au diagnostic, les autres domaines d’utilisation intéressants aux yeux des vétérinaires sondés sont la prévention, les bilans sanitaires d’élevage, l’audit, l’organisation du travail, les ressources bibliographiques et d’actualité, le suivi de la reproduction, la communication avec l’éleveur, les logiciels de gestion de troupeaux ou de communication avec les centrales d’achat, l’apprentissage, la signature d’ordonnances et l’édition de factures, et enfin l’imagerie. En comparant ces domaines avec le catalogue d’applications réalisé précédemment dans ce travail, il existe une vraie discordance entre les attentes des vétérinaires ruraux vis-à-vis des applications et l’offre disponible sur le marché. En effet, des domaines tels que l’imagerie, le suivi de reproduction, l’aide au diagnostic et la prévention ne disposent pas ou très peu d’applications dédiées (tableau 2). Il s’agit donc de pistes de travail intéressantes pour les développeurs, puisque la demande semble être plus importante que l’offre.
Notons que les applications pour smartphone relevant de l’organisation du travail, de l’édition d’ordonnances et de factures, les logiciels de gestion de troupeaux ou de communication avec les centrales d’achat n’ont pas été évoquées dans ce travail, car comme ces applications sont couplées à des logiciels sur ordinateur, les vétérinaires en ont connaissance via l’achat dudit logiciel. Ce travail visait avant tout à proposer un catalogue des applications utilisables par tous les praticiens, indépendamment d’autres outils numériques.
L’enquête a permis d’avoir un retour sur les attentes des vétérinaires ruraux vis-à-vis des applications mobiles vétérinaires, notamment la facilité d’emploi (n = 140) et la rapidité d’utilisation (n = 108), mais aussi le gain de temps (n = 85) et une facilitation de la gestion des données (centralisation et partage). Le fonctionnement hors ligne des applications, un réel atout en milieu rural, est aussi évoqué (photo 2).
Des attentes concernant les catégories d’applications sont également rapportées : les vétérinaires sondés sont en demande d’applications capables de les rassurer dans leur pratique professionnelle, notamment celles permettant de vérifier les posologies, les temps d’attente, les hypothèses diagnostiques, ou encore d’améliorer leur démarche diagnostique et de parfaire leurs connaissances.
Les mêmes attentes sont décrites chez les médecins interrogés dans l’enquête organisée par le Conseil national de l’Ordre des médecins (Cnom) en 2015. Interrogés sur les applications qu’ils aimeraient voir se développer, les trois domaines le plus fréquemment cités sont l’accès à des bases médicamenteuses, l’aide à la prescription, et l’aide au diagnostic et à la prise de décision [1]. Les développeurs d’applications médicales, qu’elles soient humaines ou vétérinaires, font donc face globalement aux mêmes besoins.
D’autres attentes évoquées dans notre enquête sont l’intérêt pédagogique pour l’éleveur et le développement d’une offre de service (l’audit par exemple). Ce sont, là encore, des pistes de développement intéressantes pour de futures applications.
Le premier frein à l’utilisation des applications mobiles vétérinaires évoqué par les participants à l’enquête est l’ignorance de l’existence des applications effectivement disponibles sur le marché (n = 115). Le même problème existe en médecine humaine : les praticiens ne sont pas au courant de la librairie complète des applications médicales disponibles pour eux [3]. D’où l’utilité de la réalisation d’un catalogue d’applications mobiles à destination des vétérinaires ruraux, celui réalisé dans cette étude ne pouvant se prétendre exhaustif et valable dans le temps, en raison de l’évolution rapide de ce secteur. Les autres freins évoqués sont la nécessité d’une connexion au réseau internet. Enfin, ont également été mis en avant le manque de praticité, le coût, le manque de fiabilité et la présence de bugs, le manque de temps, le défaut de compatibilité avec le système d’exploitation du smartphone, le manque de confiance en la sécurité et la confidentialité des données, et enfin le manque d’applications réellement utiles dans la pratique professionnelle de certains.
Dans son enquête, Suzanne Dang a également recueilli les motifs de non-usage d’applications médicales par des médecins généralistes de Haute-Normandie : les raisons citées sont principalement le manque d’utilité des applications, leur coût, ainsi que le défaut de formation concernant leur emploi. Les freins à l’utilisation des applications médicales sont principalement le coût des applications, le manque de compétence perçu par le patient, la moindre réflexion du médecin, le caractère chronophage ainsi que la moindre attention apportée au patient [2].
En 2015, une revue systématique des études sur les applications mobiles médicales résume les inquiétudes généralement évoquées concernant l’utilisation de ces outils, et notamment celle relevant de :
– la qualité, notamment le manque d’implication de professionnels médicaux qualifiés lors du développement de ces applications, le manque de vérification par des institutions, le manque de preuve d’efficacité clinique, etc. ;
– la sécurité des données ;
– la facilité d’utilisation de ces applications.
Quelques recommandations sont proposées aux développeurs de telles applications, dont quelquesunes tout à fait pertinentes dans le domaine des applications vétérinaires également : impliquer des professionnels dans le développement des applications, former à leur utilisation et améliorer la qualité du contenu [4].
Conflit d’intérêts : Aucun
Ce travail met en évidence la marge de progression possible concernant le développement d’applications mobiles vétérinaires. Ces outils numériques offrent des avantages indéniables au personnel de santé, en médecine humaine ou vétérinaire, comme l’accès aux informations, l’amélioration de la démarche diagnostique et de l’efficacité clinique, et la facilitation de la gestion des données. Il reste néanmoins des défis à surmonter pour que ces outils répondent aux attentes des vétérinaires : sécurisation des données, exactitude et vérification des informations, accessibilité au réseau internet, coût, visibilité, etc. Le développement d’une offre de service telle que l’audit et l’intérêt pédagogique pour l’éleveur sont également deux paramètres recherchés par les vétérinaires ruraux. Cependant, le manque de visibilité de ces applications, la nécessité d’une connexion au réseau internet pour certaines, le manque de praticité et de fiabilité et le coût sont des freins à leur usage aux yeux des vétérinaires interrogés, qui rapportent également un manque de confiance quant à la sécurité des données ainsi qu’un manque d’offres réellement intéressantes en pratique. Un système d’évaluation officiel et/ou l’implication de professionnels de manière systématique dans leur développement pourraient augmenter la confiance des professionnels dans ces nouveaux outils. Par ailleurs, afin d’augmenter la visibilité et la maîtrise de telles applications, il pourrait être intéressant de développer un catalogue tenu régulièrement à jour, voire de proposer des formations pour les étudiants, mais aussi pour les vétérinaires déjà en exercice. En effet, de nouvelles applications ne cessent d’arriver sur le marché chaque année. Enfin, le décalage entre les attentes des vétérinaires et l’offre réellement présente sur le marché en termes de catégories d’applications est une piste pour les développeurs afin de répondre réellement à la demande.