THÉRAPEUTIQUE
Dossier
Auteur(s) : Thierry Poitte
Fonctions : Clinique vétérinaire
8 rue des Culquoilès
La Croix Michaud
17630 La Flotte-en-Ré
Les essais cliniques réalisés sur les anticorps monoclonaux, dans le cadre de la prise en charge de la douleur arthrosique chez le chien et le chat, affichent des résultats prometteurs.
Les anticorps monoclonaux, produits en laboratoire à partir d’un seul clone de lymphocytes B, sont déjà utilisés en médecine vétérinaire pour le traitement de l’atopie canine. En analgésie, la cible spécifique est le nerve growth factor, une neurotrophine indispensable au développement et à la différenciation du système sympathique et des neurones sensoriels chez l’embryon. Chez l’adulte, le NGF est un médiateur important de l’inflammation et plus spécifiquement de la douleur, car il amplifie la réponse des canaux transducteurs et des récepteurs à la bradykinine, augmente la libération de neuropeptides, promeut le couplage entre les afférences sympathiques et les nocicepteurs et active les récepteurs NMDA de la corne dorsale (encadré). Le NGF est sécrété en grande quantité dans les articulations enflammées, et il est considéré comme l’un des principaux acteurs de l’hyperalgésie primaire induite par l’inflammation périphérique.
Les anti-NGF ont montré une efficacité antalgique dans plusieurs modèles expérimentaux d’arthrose chez les rongeurs : le modèle par injection de monoïodoacétate, les modèles de déchirure ou de déstabilisation du ménisque médial du genou. Plusieurs études ont démontré une innervation sympathique associée aux ostéophytes et à la plaque osseuse sous-chondrale. La réduction fonctionnelle de ce système sympathique chez les rongeurs adultes par un traitement anti-NGF pourrait donc être intéressante [14]. Le traitement avec un anti-NGF murin dans un modèle d’arthrose (monoïodoacétate) chez le rat induit une diminution de la douleur mécanique associée à une réduction du nombre d’ostéoclastes, sans réduire les dommages au niveau du cartilage ou l’inflammation synoviale [21]. Chez l’animal, l’anti-TrkA (anti-récepteur au NGF) murin MNAC13 montre une efficacité analgésique lors de douleur inflammatoire à la suite de l’injection de formaline ou contre la douleur neuropathique dans un modèle de ligature du nerf sciatique [19].
En 2010, une étude clinique de phase II a été menée chez 450 patients arthrosiques (gonarthrose) âgés de 40 à 75 ans [12]. Le score Western Ontario and McMaster University osteoarthritis, qui est un index validé de sévérité de l’arthrose des membres inférieurs interrogeant sur l’importance de la douleur, a été significativement diminué : cette baisse est dose dépendante, avec jusqu’à 50 % de la douleur ressentie pour les doses les plus élevées (figure 1). Certains effets indésirables ont conduit l’Agence américaine des produits alimentaires et médicamenteux (Food and Drug Administration) à demander temporairement l’arrêt des essais cliniques. Une arthrose destructrice rapide (RPOA) sous tanezumab a été observée dans 2,2 % des cas, nécessitant le recours à la pose de prothèses totales de genou ou de hanche [5].
Des facteurs de risque de détérioration articulaire rapide sous anti-NGF ont été identifiés : dose et durée de traitement, traitement avec des anti-inflammatoires non stéroïdiens de façon concomitante durant plus de trois mois, tabagisme, etc. [9]. Les explications physiopathologiques de cette RPOA restent à ce jour inconnues, même si une surutilisation des articulations devenues indolores a pu être évoquée. Des troubles neurologiques (sensations de brûlure, allodynie, paresthésies, dysesthésies, neuralgie, perte de la sensibilité) ont depuis été décrits par plusieurs auteurs, avec une fréquence de 4,3 à 33 % [4, 17]. Une nouvelle étude randomisée, en double aveugle et contrôlée versus placebo a été menée en Europe et au Japon en 2019 chez 849 patients atteints d’arthrose modérée à sévère (genou ou hanche), non répondeurs ou intolérants aux analgésiques classiques. Des résultats favorables sur les scores de douleur ont été obtenus, mais des événements indésirables articulaires prédéfinis (2,5 % de RPOA) ont de nouveau été rapportés [3].
En médecine vétérinaire, le NV-01 ou ranevetmab (anti-NGF recombinant canin) a été utilisé, à la dose de 200 µg/kg par voie intraveineuse, pour la prise en charge de la douleur associée à l’arthrose au cours d’une étude clinique contrôlée versus placebo portant sur 26 chiens, pendant une durée de 28 jours. L’amélioration clinique a été objectivée par l’évaluation des scores de douleur et perdure au moins quatre semaines (figure 2) [13].
Une étude pivot européenne multicentrique randomisée et en double aveugle, portant sur le bedinvetmab et contrôlée versus placebo, a été menée pendant trois mois sur une population de 287 chiens répartis dans 26 cliniques : 146 chiens ont reçu trois injections de solution saline et 141 chiens trois administrations sous-cutanées de bedinvetmab (à la dose de 0,5 à 1 mg/kg) [7]. La méthode d’évaluation retenue est la grille CBPI qui évalue l’évolution de l’intensité douloureuse (PSS) sur les sept derniers jours (maximale, minimale et moyenne) par rapport au jour de l’examen : une note de 0 à 10 est donnée pour chacun de ces critères (valeur maximale de 40). Six items supplémentaires explorent le retentissement sur l’activité, l’humeur, les aptitudes au relevé, à la marche, à la course et à la montée des escaliers, évaluant le PIS (note maximale de 60). Enfin, la qualité de vie est appréciée sur les sept derniers jours et qualifiée d’excellente, de très bonne, de bonne, de moyenne ou de faible. Les critères de succès exigeaient la réduction de 1 point du PSS et de 2 points du PIS : quatre semaines après la première injection, le taux de succès est de 43,5 % dans le groupe bedinvetmab, versus 16,9 % pour le placebo. Quatorze jours après la seconde injection, réalisée trente jours après la première, le taux de succès est d’environ 53 %, et il est supérieur aux résultats observés avec le placebo (21 %). Au-delà des trois mois d’étude, la méthode aveugle a été levée et seuls les chiens du groupe traité au bedinvetmab ont été suivis sur une période de six mois : 78 chiens ont reçu six administrations mensuelles supplémentaires. Le relevé des scores CBPI (réduction de 1 point du PSS et de 2 points du PIS) a montré une efficacité durable du traitement.
Durant les trois mois de l’étude pivot, plusieurs signes cliniques ont été relevés : 2,9 % de vomissements (placebo : 0,7 %), 3,6 % de léthargie (placebo : 0 %), 2,2 % d’anorexie (placebo : 0 %), 2,2 % de douleurs articulaires (placebo : 15,4 %), 2,2 % de boiteries (placebo : 0,7 %), 2,2 % de toux (placebo : 0,7 %). Des réactions modérées au site d’injection (douleur, œdème, chaleur) sont apparues de manière peu fréquente (entre 1 et 10 animaux sur 1 000 traités) [11].
Les cas de RPOA sous anti-NGF n’ont jamais été observés chez le chien. L’innocuité de l’association du bedinvetmab avec le carprofène a été démontrée sur une période de quatorze jours chez de jeunes chiens sans arthrose [11].
Dans une étude randomisée contrôlée contre placebo, en double aveugle, le NV-02 (anti-NGF recombinant félin, frunévetmab) a augmenté significativement pendant six semaines les mesures d’activité, les scores des CSOM et de la grille du feline musculoskeletal pain index chez 34 chats arthrosiques (photo 1) [8]. Dans l’essai pivot terrain randomisé, 182 animaux ont été enrôlés dans le groupe traité par le frunévetmab (à raison de trois injections sous-cutanées aux doses de 7 mg chez les chats de moins de 7 kg et de 14 mg chez ceux de plus de 7 kg, tous les mois pendant trois mois) et 93 animaux inclus dans le groupe placebo [6]. Le succès du traitement, défini comme une réduction supérieure à 2 du score CSOM total et aucune augmentation du score individuel, a été obtenu chez 66,70 %, 75,91 % et 76,47 % des chats traités par le frunévetmab, et chez 52,06 %, 64,65 % et 68,09 % des chats traités par le placebo, après respectivement un, deux et trois traitements mensuels. Une différence statistiquement significative (p < 0,05) par rapport au traitement placebo a été démontrée après le premier et le deuxième traitements, mais pas après le troisième.
Les anticorps monoclonaux présentent des caractéristiques pharmacologiques uniques qui sont particulièrement profitables chez le chat arthrosique en raison de comorbidités très fréquentes (notamment insuffisance rénale, hyperthyroïdie, diabète) et d’une prise de médicaments difficile (photo 2). Cependant, l’innocuité et l’efficacité du frunévetmab n’ont pas été étudiées chez les chats atteints d’une maladie rénale aux stades 3 et 4 définis par l’International Renal Interest Society (Iris). L’utilisation du produit dans de tels cas doit reposer sur une évaluation bénéfice-risque réalisée par le vétérinaire.
Des réactions cutanées locales (prurit, dermatite et alopécie) sont survenues fréquemment lors des études (entre 1 et 10 animaux sur 100 traités) [6]. Les cas de RPOA sous anti-NGF n’ont jamais été observés chez le chat.
Au cours de la dernière décennie, une littérature abondante a montré, dans des modèles expérimentaux animaux menés chez l’humain, le cheval, le chien, le chat et les rongeurs, que le NGF était un médiateur périphérique incontournable de la douleur, particulièrement impliqué dans les hyperalgésies primaires et secondaires induites par les inflammations périphérique et neurogène. L’augmentation de la concentration de NGF et de son récepteur TrkA, respectivement dans le liquide synovial et la membrane synoviale, a été décrite dans les modèles animaux d’arthrite inflammatoire induite par la carragénine ou l’adjuvant complet de Freund [1, 2, 20].
Les concentrations de NGF sont élevées dans de nombreuses conditions pathologiques associées à une douleur chronique chez l’humain : la cystite interstitielle, la prostatite, l’arthrite, l’arthrose, la pancréatite, la migraine, la douleur cancéreuse, la neuropathie diabétique, la douleur non cancéreuse et la douleur postopératoire [15]. Les concentrations synoviales de NGF sont particulièrement augmentées chez les patients atteints de gonarthrose et en relation avec la sévérité de la maladie [16]. Cette élévation des concentrations de NGF est accompagnée par des altérations morphologiques des chondrocytes et une perte d’intégrité du cartilage [18].
L’étude d’Isola en 2011 a démontré pour la première fois la présence de NGF dans le liquide synovial canin et ses concentrations accrues chez les chiens souffrant de boiterie chronique, par rapport aux chiens sains et aux chiens présentant une boiterie aiguë. L’association entre la boiterie chronique et les concentrations synoviales élevées peut ainsi suggérer une implication du NGF dans l’inflammation arthrosique et la douleur chronique [10].
L’implication du NGF dans les maladies inflammatoires chroniques est objectivée par l’ensemble de ces données scientifiques expérimentales et cliniques. L’efficacité analgésique et anti-inflammatoire d’un anti-NGF reste à démontrer, d’autant plus que l’inflammation neurogène entretenue par les neuropeptides n’est pas à l’origine de toute la cascade inflammatoire.
Conflit d’intérêts : Fondateur du réseau CAPdouleur, conférencier et activités de consulting en analgésie pour des organismes scientifiques et la plupart des laboratoires pharmaceutiques vétérinaires (dont Zoetis).
NGF : nerve growth factor.
Récepteur NMDA : récepteur au N-méthyl-D-aspartate.
RPOA : rapidly progressive osteoarthritis.
CBPI : canine brief pain inventory.
PSS : pain severity score.
PIS : pain interference score.
CSOM : client-specific outcome measures
Les anticorps monoclonaux offrent des perspectives thérapeutiques intéressantes pour contrôler les douleurs chroniques arthrosiques. Cependant, la plupart des recommandations issues de l’evidence based medicine et la quasi-totalité de ses essais cliniques sont construits selon une approche de “maladie unique”, ciblant des animaux monomorbides et hautement sélectionnés. De larges observations cliniques de terrain, adaptées au contexte si fréquent de multimorbidités chez l’animal douloureux, sont souhaitables pour confirmer ces résultats prometteurs.