Spécial 50 ans
Auteur(s) : Marine Neveux
La réalité virtuelle fascine autant qu’elle inquiète. La plus grande avancée technologique du siècle n’en est qu’au début de son développement, mais constitue déjà une révolution qui mérite de se pencher sur ses enjeux et ses atouts, mais aussi sur ses limites, ainsi que sur ses contraintes éthiques et de sécurité. Bienvenue dans un futur pas si lointain…
On ouvre une nouvelle zone de créativité, on explore ! », témoigne Thomas Tassin, cofondateur de Mira, une entreprise technologique qui développe des plates-formes de mondes virtuels hyperréalistes. Il revient sur les débuts de l’aventure immersive qui lui a ouvert les portes du métavers : « En 2016, l’entreprise s’appelait Garou et faisait de la modélisation d’architecture en trois dimensions, avec la capacité de reconstituer en 3D des bâtiments ou des lieux culturels et d’en faire des photos ou des films. On a ensuite transposé ces modèles architecturaux dans l’univers de jeux vidéo, créant un monde digital multiutilisateurs accessible à tous », explique Thomas Tassin. Cette télétransportation en direct grâce à la réalité virtuelle, c’est ce que l’on appelle aujourd’hui le métavers.
L’entreprise est partie du constat qu’il est possible d’inventer des interactions à partir de la visite d’un lieu géographique réel ou virtuel. « Être transportés à plusieurs dans un même endroit, cela permet une convergence de communication et l’évolution de tous les médias audiovisuels (musique, écriture). » Ainsi, un nouveau domaine de créativité est né. « Quand le cinéma est apparu, on a raconté les histoires différemment. De même, l’invention de l’écriture a surpassé la tradition orale. L’écriture de la musique, c’est pareil. Aujourd’hui avec la création du métavers, on recrée l’espace et on raconte comment on va le vivre ensemble. À partir de ce concept de départ, c’est parti pour 100 ans de créativité et de nouvelles façons de communiquer et de vivre les choses grâce au
Au-delà de ces expériences immersives, s’agit-il d’une évolution ou d’une révolution ? « Il y a eu l’écriture, maintenant il y a l’écriture en 3D, aime à répondre Thomas Tassin. Avant on dessinait en 2D, désormais il y a la 3D et la perspective, on ouvre une nouvelle voie de la représentation du réel. » Mira travaille à étendre notre monde (« expend your world »), en bâtissant un pont entre le réel et le virtuel, au sens où l’on reproduit le monde réel, mais en le dépassant. « Dans ce nouveau territoire, on fait quelque chose qui est intéressant et dont on sort enrichi personnellement, au niveau émotionnel et de la compréhension, car lorsqu’on est immergé, on va pouvoir saisir des concepts qui ne sont pas accessibles autrement. »
Quelles sont les limites de ce monde miroir et les craintes associées ? « Dans le cadre des projets, la question qui revient toujours est de savoir si c’est utile, mais est-ce que le cinéma, la littérature sont utiles ?, interroge Thomas Tassin. À son époque, Socrate s’est opposé à l’écriture en disant que l’écrit est un simulacre de la parole vivante qui contribue à ne plus penser par soi-même, à ne plus exercer sa mémoire. De son côté, Platon considérait qu’avec la peinture ou le dessin, on donne l’impression du réel, mais ces apparences sensibles ne sont que les copies des idées intelligibles qui seules possèdent la véritable réalité. Nous sommes encore confrontés à ces freins-là : évoluer dans un monde qui reproduit la réalité, dont on ne sait pas s’il est réel ou virtuel, est vécu comme inquiétant. On retrouve les mêmes craintes face à une nouvelle technologie, alors que nous sommes dans un monde très moderne… Pour nous, ces peurs n’ont pas lieu d’être, car lorsqu’on est plongé dans la 3D du métavers, on sait où on est. » Thomas Tassin reconnaît toutefois qu’il peut y avoir des effets négatifs en matière de santé et d’addiction.
Michel Beaudouin-Lafon, professeur d’informatique à Paris-Saclay, travaille depuis longtemps sur les interactions humains-machines. « La Commission européenne commence à accélérer l’élaboration de lois sur l’intelligence artificielle, et le métavers en fait partie. » Selon lui, les nouvelles technologies ne sont ni positives ni négatives ni neutres, elles sont ce que l’on en fait. « Par le passé, on a déjà observé avec l’essor de certains médias, comme les réseaux sociaux, des effets positifs, mais aussi de nombreuses dérives telles que les comportements de harcèlement, de propos haineux en ligne. »
Du côté de la recherche, « on essaie de comprendre ce qui est nouveau dans les interactions liées à la réalité virtuelle. Dans un mode virtuel, où l’on voit de l’extérieur son corps se mouvoir et agir, on évolue dans un environnement social. Ce phénomène d’immersion fait que l’expérience à laquelle est soumis notre corps virtuel est aussi vécue physiquement. » Michel Beaudouin-Lafon cite l’expérience d’un collègue qui a testé la version de démonstration d’un simulateur où l’on voit sa propre main prendre feu. Parmi les personnes l’ayant essayé, beaucoup ont ressenti la brûlure sur leur main… « Selon des spécialistes du comportement humain, l’organisme réagit comme si l’on était physiquement brûlé, donc notre cerveau envoie du sang dans le membre qui prend virtuellement feu », poursuit-il. L’impact de la réalité virtuelle serait ainsi bien réel, voire positif lorsqu’il s’agit d’aider à vaincre une phobie, par exemple des animaux, ou encore à améliorer le traitement des troubles de santé mentale en élaborant d’autres réponses cognitives et comportementales face à des situations problématiques. Mais il y a une face plus sombre aux espaces virtuels ouverts à tout le monde… « On sait aujourd’hui que si l’on va dans le métavers de Meta sous l’apparence d’une femme, on se fait agresser dans les dix minutes. Cette agression est désagréable et entraîne des séquelles. Avec l’immersion, on ne peut pas faire de modération car l’interaction est en temps réel. Il faut avoir conscience de ces dangers et y répondre par la régulation, souligne le professeur. Est-on responsable de son avatar dans le monde virtuel comme on le serait dans le monde physique si l’on agressait quelqu’un ? »
Une autre réflexion autour du métavers concerne l’équipement : des casques de réalité virtuelle et augmentée (qui captent les gestes, la direction du regard et les expressions faciales) aux gants haptiques en passant par les capteurs sur la peau, « les informations collectées sont à la fois nécessaires pour vivre des expériences qui soient réalistes, mais peuvent aussi assujettir. Dans le règlement général sur la protection des données, on parle de données personnelles, moi j’appelle cela des données intimes. Là aussi, il va falloir mettre des garde-fous pour éviter que ces données soient utilisées de manière pas forcément positive et consentie », alerte Michel Beaudouin-Lafon.
« Face aux déserts médicaux, soulève un participant, est-ce que dans le futur un double virtuel pourra se transporter dans un univers réel ? Est-ce envisagé et possible ? » Dans le domaine de la santé, « le jumeau numérique se déploie déjà, notamment à l’hôpital, pour optimiser les soins, détecter précocement des maladies, tester des traitements, etc. », témoigne Morgane Soulier, experte en nouvelles technologies. « L’objectif est d’ores et déjà d’intervenir dans le monde physique, en reproduisant son apparence pour voir à travers les yeux de son avatar et capter l’environnement réel à distance. Aujourd’hui, avec un smartphone, on est presque capable de scanner son environnement et d’en faire un espace en 3D. Ces technologies sont étudiées dans les laboratoires de recherche depuis longtemps. Le premier casque de réalité virtuelle date de 1957 ! », poursuit Michel Beaudouin-Lafon. Par rapport au cycle d’innovation, cela remonte à plus de 60 ans, c’est un processus assez long qui ne s’est pas encore largement déployé… « Ce sont des technologies extrêmement complexes car elles doivent reproduire tous nos sens. L’accent a surtout été mis sur la vision, l’audition on y arrive, mais dès que l’on passe au toucher, les choses se compliquent. Avec les casques, on a franchi un cap technologique, il y en a encore plusieurs à franchir avant d’arriver à de nouveaux scénarios. »
La réflexion sur les données ouvertes est également lancée. « On est très rapidement confronté à des conflits, même si on voudrait que les données soient ouvertes, dans le domaine médical c’est très compliqué, explique Michel Beaudouin-Lafon. Je suis inquiet quant à notre capacité à conserver une masse de données colossale et à la façon dont nous allons les utiliser. Il me paraît important de garantir à l’utilisateur que l’on ne fait pas un mésusage de ses données. Ce qui est délicat dans le domaine de l’open data, c’est d’apporter des garanties et de prévenir les dérives à partir de données existantes. » En effet, à partir des gestes de quelqu’un, on peut l’identifier en quelques secondes, or « je ne pense pas que le règlement général sur la protection des données identifie le mouvement comme une donnée personnelle, alors que c’en est bien une ».
Pour Cécile Moille, avocate chez Deloitte, la solution réside peut-être dans la pseudonymisation, qui consiste à remplacer les données directement identifiantes (nom, prénom, etc.) par des données indirectement identifiantes (alias, numéro séquentiel, etc.). « L’anonymisation est une étape encore un peu plus complexe, visant à rendre impossible toute réidentification de la personne. Contrairement à la pseudonymisation, c’est donc une opération irréversible. Cela dit, il faut aussi être raisonnable sur l’enjeu des données personnelles, car il y a souvent un écart entre ce que l’on veut et ce que l’on expose de soi pour se mettre en scène ! »
Mathieu Giannecchini, directeur général associé de Simplon, une école de formation numérique inclusive, a développé un programme baptisé la métavers académie, qui forme des personnes exclues du numérique aux métiers de demain. Le pari de départ : utiliser les métiers techniques du digital en très forte tension pour faire du numérique un véritable levier d’inclusion et révéler des talents. « On a créé cette académie en deux parcours, pour des demandeurs d’emploi en reconversion désireux d’acquérir les compétences soit d’un développeur, soit d’un technicien en réalité virtuelle. » Déployé sur Paris, Nice, Lyon et Marseille, « notre réseau nous a permis de mettre le pied dans l’ingénierie pédagogique poussée, afin de mieux connaître ces métiers, les compétences requises, la façon de professionnaliser la filière, etc. Car si le terme de métavers reste un mot à la mode, derrière on retrouve de vraies compétences dans le domaine du gaming, de l’industrie, du retail, de la santé. On a même développé un titre professionnel. On forme aussi dans le domaine de l’intelligence artificielle dont les enjeux rejoignent ceux de la réalité virtuelle. Il y a une hybridation entre ces deux technologies. » En outre, la fondation Simplon a été créée avec un panel de différents experts pour étudier l’impact du métavers sur la santé mentale, l’environnement, les interactions sociales, le domaine sanitaire, etc. La réflexion porte notamment sur l’enjeu du traitement des données personnelles et comportementales (comment les protéger, comment cloisonner, etc.). « Cela nous ouvre aussi des possibilités incroyables pour l’accessibilité numérique des personnes qui sont en situation de handicap. Nous observons ces développements de façon suffisamment factuelle pour réfléchir à ce que pourrait être un manifeste sur un métavers responsable, avec un livre blanc à paraître en octobre prochain », dévoile Mathieu Giannecchini.