MÉDECINE OVINE
Cas clinique
Auteur(s) : Hélène Baudel*, Pierre Autef**, Karim Adjou***
Fonctions :
*(master 2
évaluation des risques zoonotiques
et modélisation de données
écologiques, résidente ECSRHM)
Socsa Élevage
11 rue d’Ariane
31240 Toulouse
**(dipECSRHM) Capvéto 16 rue des Rochettes 87300 Bellac
***(dipECSRHM) Unité de pathologie des animaux de production École nationale vétérinaire d’Alfort 7 avenue du Général de Gaulle 94704 Maisons-Alfort
Cet article rapporte le cas d’infections pyogènes avec trajets fistuleux, secondaires à l’ingestion d’épillets de brome chez des brebis.
En quelques jours, six brebis au sein d’un troupeau de 230 animaux présentent un œdème de la tête, un abattement, une hyperthermie et une anorexie.
Le troupeau est constitué de 230 brebis rouges du Roussillon, élevées en plein air dix mois sur douze. Elles sont rentrées en bergerie début décembre, environ deux mois avant le début des mises bas. Une coproscopie de mélange a révélé l’absence d’infestation par des strongles digestifs, mais a détecté la présence de la petite douve à raison de 300 œufs par gramme de matière fécale (opg). Une vermifugation à l’albendazole a donc été effectuée. Un mois plus tard, deux brebis ont présenté un œdème de la face et de l’auge, d’apparition aiguë, associé à un abattement marqué, une hyperthermie (de 40,5 à 41 °C) et une anorexie. Au cours des cinq jours suivants, les mêmes symptômes sont observés chez quatre nouvelles brebis. Les muqueuses oculaires sont de couleur normale à congestionnée (indice Famacha 2-1).
Les brebis affectées sont âgées de 2 à 5 ans et leur état corporel est satisfaisant (note de 3 sur 5) avant l’apparition des symptômes. En début d’évolution, les signes cliniques sont très semblables, toutes les brebis atteintes présentant un œdème de la tête et submandibulaire, un abattement, une hyperthermie et une anorexie (figure). Les jours suivants, de nouveaux symptômes apparaissent, mais de façon différente selon les animaux. Un jetage unilatéral ou bilatéral séreux est observé chez la moitié des brebis, et des traces de bol alimentaire autour des lèvres chez un tiers d’entre elles. L’examen de la cavité buccale n’est pas réalisé en raison de son caractère douloureux. En effet, cet examen est difficile chez les ovins, car la cavité buccale s’ouvre en général peu largement et le risque de morsure n’est pas négligeable, a fortiori en cas de douleur au niveau de la mâchoire. De plus, le gonflement dur des tissus de la face empêche de discerner les nœuds lymphatiques via la palpation.
L’état clinique de la moitié des animaux s’améliore en six jours, avec une régression de l’œdème de la tête et de l’abattement (brebis 1, 5 et 6). En revanche, ce n’est pas le cas pour les trois autres. La brebis 4 présente un jetage bilatéral séreux, une boiterie légère, l’œdème de la tête est légèrement diminué mais une inflammation avec induration de l’encolure jusqu’à mi-hauteur des membres antérieurs est décelée, et l’abattement reste important. La brebis 2 présente une masse dans la partie déclive de l’auge au contenu liquidien, fluctuante, sans délimitation nette, d’environ 20 × 15 cm. Une autre masse de consistance osseuse au niveau de la mâchoire inférieure gauche est palpable. La brebis 3 est en hypothermie, en état d’hypovigilance et en décubitus permanent quatre jours après l’apparition des premiers signes. Un jetage bilatéral est observé. Une boule de rumination sèche s’est formée dans la cavité buccale. L’œdème de la face est toujours présent, bien que plus léger. Quelques jours auparavant, l’éleveur a rapporté l’apparition d’un œdème de l’ensemble de l’antérieur droit, suivi d’un écoulement liquidien via une fistule cutanée juste au-dessus des os sésamoïdes proximaux. Cette brebis est euthanasiée et une autopsie est réalisée.
Chez les ovins, le diagnostic différentiel lors d’œdème de la tête et de l’auge d’apparition aiguë et d’allure contagieuse avec hyperthermie associée inclut les causes allergiques (piqûres d’insectes), les infections virales comme la fièvre catarrhale ovine (FCO), les infections parasitaires (œstrose) ou bactériennes secondaires à la perforation des tissus mous, l’œdème malin à Clostridium et la photosensibilisation (encadré et tableau). Les infestations par des parasites hématophages, bien que généralement non hyperthermisantes et plutôt à l’origine d’un œdème de l’auge que de la face, ne peuvent être complètement écartées avant l’examen des muqueuses. L’hypothèse de piqûres d’insectes est rapidement rejetée car aucun nid d’insectes piqueurs (notamment de guêpes) n’est détecté dans la bergerie en ce mois de janvier.
La photosensibilisation est également très improbable car la lumière directe à l’intérieur du bâtiment en janvier est de faible intensité. L’œdème malin à Clostridium, aussi appelé gangrène gazeuse à clostridies, est consécutif à la prolifération de bactéries du genre Clostridium dans les tissus profonds. Il est plus fréquemment observé chez les béliers à la suite de chocs frontaux, mais toute plaie peut en être à l’origine. La FCO, également appelée maladie de la langue bleue (bluetongue), est une maladie virale des ruminants transmise par des moucherons du genre Culicoides. La France continentale est en situation d’enzootie pour le sérotype 8 et en zone réglementée pour les sérotypes 8 et 4 [4, 5]. Les cas se rencontrent plutôt suivant un gradient est-ouest, mais une grande variabilité est observée selon les années. Depuis 2021, d’après la nouvelle classification des dangers sanitaires, la FCO est l’objet d’une obligation de déclaration, de surveillance, de prévention et de certification, mais l’éradication est facultative. Le vecteur est principalement actif d’avril à octobre au nord de l’Europe. Néanmoins, en raison de la capacité de certains vecteurs à passer l’hiver dans les bâtiments et à rester actifs, la FCO peut être observée à n’importe quelle période de l’année [2]. Les symptômes apparaissent environ une semaine après la piqûre infectante. En 2022, l’automne et le début de l’hiver ayant été particulièrement doux jusqu’à la fin décembre, une éventuelle transmission vectorielle, bien que peu probable, ne peut être exclue. Enfin, une infection bactérienne secondaire à la perforation de la cavité buccale fait également partie des hypothèses diagnostiques. Les éléments capables de perforer la cavité buccale sont les épillets végétaux, ou tout corps étranger perforant susceptible d’être ingéré.
Des analyses sérologiques et des tests de réaction de polymérisation en chaîne (PCR) sont réalisés pour rechercher la FCO chez quatre brebis en début d’évolution, lorsque les seuls signes cliniques sont un œdème de la tête et une hyperthermie. Les analyses permettent d’exclure l’hypothèse de la fièvre catarrhale. À J6 après l’apparition des premiers symptômes, une ponction de la masse fluctuante palpée chez la brebis 2 est réalisée : 400 ml de pus rosé à la consistance liquidienne sont ponctionnés. L’autopsie de la brebis 3 révèle la présence d’un contenu alimentaire fibreux dans la trachée et les cavités sinusales (photos 1 et 2). Un épillet de brome est retrouvé dans la lumière du sinus nasal gauche (photo 3). Les poumons apparaissent très congestionnés. Un filet de balle de foin en plastique, formant une boule de 5 cm de diamètre, est présent dans le feuillet. Le contenu du rumen et de l’ensemble de l’appareil digestif en aval est vide.
En première intention, un traitement médical associant l’administration par voie intramusculaire d’amoxicilline (à la dose de 15 mg/kg de poids vif deux fois à 48 heures d’intervalle) et d’acide tolfénamique (à raison de 2 mg/kg de poids vif deux fois à 48 heures d’intervalle) est instauré chez les six brebis.
Deux semaines plus tard, deux brebis (1 et 5) ne présentent plus aucun symptôme. Une collection de pus récidivante persiste chez la brebis 2, mais elle a repris de l’état. En apparence guérie, la brebis 6 est retrouvée morte près d’un cornadis, où l’éleveur suspecte qu’elle a été étouffée par ses congénères. Aucune amélioration de l’état d’abattement n’est observée chez la brebis 4, elle est donc euthanasiée et une importante quantité de pus est collectée dans les tissus sous-cutanés de l’encolure.
L’infection consécutive à la migration d’épillets à partir de la cavité buccale des ovins est assez rare, et seuls des cas de pénétration par voie transcutanée au pâturage sont décrits dans la littérature. En Australie, la contamination des carcasses par des épillets de plusieurs espèces végétales est responsable de pertes économiques importantes. L’incidence de la contamination des carcasses varie entre 2 et 80 % suivant les années. Des mesures de gestion des cultures sont envisagées pour remédier à ce phénomène, très ancien sur ce continent [1, 3]. Les mesures de lutte se révèlent difficiles en raison de facteurs tels que le développement de résistances aux herbicides, des mécanismes de dormance et un travail des sols très limité (parcelles très étendues). Les cas décrits en Australie indiquent une pénétration cutanée des épillets, des lésions oculaires, podales et des organes internes (péritonite et pleurésie), parfois à la suite de la migration de l’épillet. Toutes ces lésions diminuent la valeur économique des carcasses et entraînent une mortalité variable selon les mesures de prévention prises (jusqu’à 50 % chez les agneaux et 10 % chez les adultes).
Bien qu’anecdotique en France jusqu’à présent, l’impact de ces plantes qui produisent des épillets, principalement l’orge (Hordeum spp.) et le brome (Bromus spp.), pourrait bien prendre de l’ampleur dans les années à venir, notamment avec les modifications pédoclimatiques actuelles. Dans cet élevage, aucune nouvelle parcelle n’a été utilisée pour récolter le foin, mais en raison d’une sécheresse importante, la composition relative du foin de prairie naturelle a été modifiée.
L’analyse des données épidémiologiques ainsi que l’autopsie revêtent une importance majeure dans la démarche diagnostique en médecine ovine (informations sur la conduite d’élevage, catégorie d’âge des animaux atteints, alimentation, etc.). En effet, l’examen clinique seul est bien souvent insuffisant. Les ovins expriment peu de symptômes ou alors relativement tardivement dans l’évolution d’une maladie. L’instauration de mesures préventives est par conséquent essentielle. Lorsqu’une affection d’allure contagieuse se déclare dans un troupeau, il convient de rapidement rechercher son origine afin de pouvoir adapter au plus vite la prise en charge et limiter les pertes.
Dans les cas présentés, des mesures sanitaires (vérification des balles de foins distribuées) et un traitement de première intention symptomatique ont été conseillés à l’éleveur dès l’apparition des premiers signes cliniques, afin de tenir compte de l’ensemble des hypothèses diagnostiques en attendant les résultats des examens complémentaires.
Bien que les infections secondaires à la pénétration d’épillets végétaux soient peu décrites en France, leur prévalence semble sous-estimée et pourrait augmenter à la faveur des épisodes de sécheresse. Le taux de létalité étant très élevé, une grande réactivité est alors primordiale afin de retirer au plus vite la source des épillets. Il convient pour cela d’avoir connaissance de cette affection. Le trajet de migration de l’épillet détermine largement l’issue de l’affection. Seul, le traitement médicamenteux est souvent insuffisant. Le retrait chirurgical, associé à des examens d’imagerie pour localiser l’épillet, est évidemment la prise en charge qui bénéficie du meilleur taux de guérison et pourrait être envisagé chez des animaux de grande valeur.
Conflit d’intérêts : Aucun
L’œdème de l’auge ou submandibulaire, plus fréquemment appelé signe de la bouteille (ou autre appellation selon la région), constitue un signe d’appel important et facile à détecter par l’éleveur d’ovins. Cette accumulation d’infiltrat séreux dans les espaces intercellulaires sous la mâchoire peut être due à des désordres locaux tels qu’une augmentation de la pression hydrostatique locale liée par exemple à des nœuds lymphatiques submandibulaires abcédés qui bloquent le drainage lymphatique, ou une augmentation de la pression oncotique tissulaire secondaire à une infection microbienne locale. Le plus souvent, l’œdème est consécutif à des désordres systémiques qui entraînent une baisse de la pression oncotique plasmatique via une hypoprotéinémie. Il peut alors se généraliser et gagner tout l’organisme mais, chez les herbivores, c’est sous la mâchoire qu’il est le plus visible. En effet, la force de gravité entraîne l’accumulation des fluides extracellulaires dans les tissus lâches déclives, donc au niveau de l’auge, chez les ruminants qui s’alimentent plusieurs heures par jour la tête baissée. Le lien entre la position de la tête et l’expression de l’œdème de l’auge explique pourquoi il est parfois fluctuant au cours de la journée. Les causes d’hypoprotéinémie sont nombreuses chez les ovins, la plus fréquente étant l’infestation par des parasites internes. La baisse du taux de protéines sanguines peut être due à une maladie digestive diminuant l’absorption des nutriments, à une perte excessive de protéines, à une insuffisance de la synthèse des protéines (par l’altération de la fonction hépatique) ou encore à une malnutrition. D’autres désordres systémiques peuvent également être responsables d’un œdème déclive chez les ovins, notamment lors d’anémies chroniques sévères, par exemple consécutives à une infestation par Haemonchus contortus, des hémoplames, ou Fasciola hepatica. Ainsi, la physiophatologie de ce type d’œdème est complexe. Afin d’identifier la cause de ce symptôme commun à de nombreuses maladies, il est donc nécessaire de confronter les données épidémiologiques avec les résultats des examens complémentaires ciblés.
• Face à un œdème de la tête d’allure contagieuse chez les ovins, la fièvre catarrhale ovine, l’œstrose, une photosensibilisation, une réaction allergique à des piqûres d’insectes, une infection de la cavité buccale et la clostridiose (œdème malin) doivent être envisagées.
• Le diagnostic repose sur des éléments épidémiologiques et cliniques. L’autopsie est souvent un élément clé du diagnostic de certitude.
• Lors de perforation de la cavité buccale par un épillet, le taux de létalité est élevé