GASTRO-ENTÉROLOGIE
Dossier
Auteur(s) : Renaud Dumont
Fonctions : (DipECVIM-CA médecine interne)
Service de médecine interne
CHV Languedocia
470 rue Favre de Saint-Castor
34080 Montpellier
Il est important de connaître la triade féline dont le tableau clinique est peu spécifique. Son origine reste mal connue, mais une inflammation simultanée et indépendante du foie, du pancréas et des intestins est possible.
Derrière le terme de triade féline se cache un système complexe qui compte encore bien des mystères. De nombreuses controverses existent et la littérature reste émergente sur ce sujet. Malgré plusieurs avancées récentes concernant la caractérisation de cette entité, beaucoup d’incertitudes persistent, notamment sur l’étiopathogénie, la fiabilité des tests diagnostiques ou l’évaluation histologique dont dépend le diagnostic définitif. Il est fondamental d’aborder cette entité non comme une maladie à part entière au traitement unique, mais comme l’association de trois affections concomitantes et distinctes. La triade est donc un syndrome qui fait intervenir plusieurs systèmes. L’intérêt majeur de le définir est de mieux sensibiliser le praticien à la coexistence possible de ces trois maladies dont l’origine peut être commune.
Une triade se définit comme une inflammation concomitante de l’intestin, du pancréas et du système hépato-biliaire [17]. Les termes d’entérite, de pancréatite et de cholangite sont plus communément utilisés. Néanmoins, il n’existe pas de consensus concernant la nature exacte des affections sous-jacentes comprises dans cette définition. Ainsi, de nombreuses maladies peuvent appartenir au syndrome de la triade féline (tableau 1). À titre d’exemple, un chat présenté pour une lipidose hépatique secondaire à une pancréatite aiguë survenue dans le contexte d’un trouble de tolérance alimentaire est atteint d’une triade féline. Il en est de même pour un chat hospitalisé pour une cholangite bactérienne consécutive à une entérite lymphoplasmocytaire et une insuffisance pancréatique exocrine résultant d’une pancréatite chronique. La prévalence de ces associations varie fortement entre les études pour plusieurs raisons : démarches diagnostiques différentes limitant les comparaisons, outils diagnostiques imparfaits à l’origine de sous-estimations et absence de consensus pour la caractérisation histologique [8]. Ce dernier point reste majeur, notamment en raison des controverses autour de ce qu’est l’histologie “normale” de ces différents organes, particulièrement de l’intestin et du foie [7, 10]. Plusieurs études établissent cependant la prévalence d’une atteinte simultanée de ces trois systèmes. La première, qui inclut des animaux asymptomatiques et d’autres présentant des signes cliniques évocateurs de triade, rapporte que 34 % des chats de l’étude présentaient une entérite et une cholangite, 6,4 % une entérite et une pancréatite, et 17 % une triade (uniquement identifiée chez des animaux symptomatiques) [7]. Dans deux autres études nécropsiques portant sur des analyses histologiques digestives, pancréatiques et hépato-biliaires post-mortem, une triade est identifiée chez 15 et 39 % des chats examinés [13, 17]. Ces données montrent que ces associations sont donc fréquemment rencontrées parmi les chats atteints de l’une des trois maladies, ce qui doit amener le praticien à rechercher les autres atteintes. Il est notamment important de rechercher une entéropathie sous-jacente après un diagnostic de cholangite, de lipidose et/ou de pancréatite [4].
Cette triple inflammation fait possiblement partie d’un syndrome inflammatoire plus généralisé. En effet, plusieurs études rapportent la présence significative d’une néphrite concomitamment à des atteintes hépato-biliaires et des pancréatites [2, 12, 17]. La première description d’une triade féline, qui date de 1996, mentionne d’ailleurs déjà une inflammation rénale concomitante [17]. La dénomination “triade féline” pourrait donc incorrectement refléter la réalité, et la notion de maladie inflammatoire systémique féline a été proposée pour pallier cette imprécision [4]. Cependant, la physiopathologie reste mal connue (maladie auto-immune généralisée, phénomènes ischémiques, inflammation de proximité). Une étude récente révèle par ailleurs que des signes de néphrite sont fréquemment observés lors des analyses histologiques post-mortem chez des chats atteints de diverses affections, mais sans maladie rénale chronique. Ce résultat suggère d’interpréter avec prudence les signes histologiques de néphrite associés aux signes de triade [15].
La pancréatite est considérée comme idiopathique dans plus de 95 % des cas chez le chat [6]. Un événement initial, le plus souvent non identifié, active les enzymes pancréatiques au sein du parenchyme, provoquant un relargage de médiateurs de l’inflammation, donc une inflammation locale et parfois systémique [6]. Une étude récente suggère toutefois que des microcholélithes pourraient jouer un rôle dans la pathogénie de certaines pancréatites “idiopathiques”, comme cela est observé chez l’humain [3]. D’autres causes, plus rares, sont décrites : une origine auto-immune, l’hypotension, les manipulations chirurgicales, les traumatismes (accidents de la voie publique, chutes, etc.), des infections (virales par des coronavirus, parvovirus, herpèsvirus et calicivirus, ou parasitaires à Toxoplasma gondii, Eurytrema procyonis, Amphimerus pseudofelineus), et les infiltrations tumorales. La pancréatite est associée à de nombreuses autres affections, mais le lien de causalité reste encore à démontrer [6].
Les entéropathies chroniques regroupent un ensemble de maladies intestinales qui se manifestent par des troubles digestifs évoluant depuis plus de trois semaines, après l’exclusion des causes extradigestives, infectieuses, parasitaires, obstructives ou tumorales localisées [9]. Cette définition inclut les entéropathies inflammatoires et le lymphome digestif de bas grade. Bien que l’origine soit encore débattue, la principale hypothèse physiopathologique lors d’entéropathie inflammatoire implique des facteurs environnementaux (notamment l’alimentation et le microbiote intestinal) qui entraîneraient une réaction inflammatoire excessive par perte de tolérance immunitaire chez des animaux génétiquement prédisposés [9]. Ces dernières sont classées selon la réponse au traitement : entéropathie répondant au changement alimentaire ou entéropathie répondant aux immunosuppresseurs (maladie inflammatoire chronique de l’intestin stricto sensu) [9]. La distinction avec le lymphome digestif de bas grade et le lymphome diffus à petits lymphocytes T peut se révéler très délicate dans certains cas, même avec l’appui d’une analyse histologique et de tests plus spécifiques (analyse immunohistochimique, test de clonalité) [11]. Les entéropathies répondant aux modulateurs du microbiote font partie intégrante de la classification chez le chien, mais cela reste débattu chez le chat, et le recours aux antibiotiques ne fait plus partie des recommandations pour la prise en charge des entéropathies inflammatoires félines.
La cholangite correspond à une inflammation des canaux biliaires intrahépatiques, mais il est question de cholangiohépatite lorsque cette inflammation s’étend au parenchyme hépatique. La classification de la World Small Animal Veterinary Association (WSAVA) définit trois types de cholangite chez le chat : la cholangite neutrophilique (la plus fréquente) associée à une infection bactérienne, la cholangite lymphocytaire (peu commune) suspectée d’origine dysimmunitaire, et la cholangite parasitaire chronique (très rare) [16]. Par ailleurs, bien qu’elle ne soit pas considérée comme un véritable phénomène inflammatoire, la lipidose fait partie, avec la cholangite, des affections hépatiques les plus fréquentes chez le chat et s’inscrit pleinement dans le syndrome de la triade [1].
L’étiologie exacte de la triade féline reste mal connue et elle pourrait avoir quatre origines différentes : inflammatoire, à médiation immune, infectieuse, ou mécanique. L’anatomie unique du chat dans la région pancréatique, hépato-biliaire et intestinale semble jouer un rôle majeur, comme le suggère une étude très récente [13]. En effet, la plupart des chats (environ 80 %) n’ont qu’un seul canal pancréatique qui s’abouche dans l’intestin proximal au sein de la papille duodénale majeure, conjointement avec le canal cholédoque (figure 1). Chez le chien en revanche, le canal cholédoque s’insère dans le duodénum au sein de la papille duodénale majeure, jouxtant l’abouchement du canal pancréatique sans voie commune. Par ailleurs, le chat possède un intestin grêle plus court et une population bactérienne duodénale bien plus importante que le chien [4]. Toutes ces spécificités augmentent le risque d’une migration bactérienne et par conséquent d’une inflammation du foie et du pancréas. Une translocation bactérienne par augmentation de la perméabilité intestinale et une dissémination hématogène via le système porte sont également suspectées [4].
À la lumière de ces spécificités anatomiques, quatre principaux scénarios physiopathologiques sont proposés, avec différents stimuli initiaux pour expliquer le développement d’une triade (figure 2) [4, 8, 14]. Ces différents scénarios restent des hypothèses, et il est également possible que plusieurs de ces phénomènes surviennent simultanément chez un même animal.
Concernant l’hypothèse infectieuse, les entérites favoriseraient le dérèglement du microbiote (dysbiose), et l’augmentation de la perméabilité intestinale causée par l’inflammation digestive conduirait à une translocation et à une dissémination hématogène de bactéries via la veine porte. Conjointement, les vomissements et la proximité anatomique des canaux cholédoque et pancréatique faciliteraient une migration ascendante des bactéries digestives vers le foie et le pancréas. Cette hypothèse s’appuie principalement sur des études ayant prouvé la présence de bactéries digestives au sein des systèmes hépato-biliaire et pancréatique lors de triade.
Concernant l’hypothèse inflammatoire, une pancréatite aiguë générerait une inflammation marquée, avec le relargage d’enzymes pancréatiques et de médiateurs de l’inflammation qui se propageraient, par proximité, au foie et au tube digestif. L’entérite provoquée entraînerait à son tour une dysbiose et une translocation bactérienne, aggravant le phénomène.
La perte de tolérance immunitaire vis-à-vis de l’alimentation et du microbiote chez un animal génétiquement prédisposé est la principale hypothèse expliquant le développement des entérites chroniques. Dans certains cas, des lymphocytes T pourraient exprimer des récepteurs anormaux, visant alors le foie et le pancréas. De plus, l’altération de l’intégrité de la muqueuse intestinale permettrait le passage de médiateurs de l’inflammation, d’endotoxines et de germes dans la circulation portale, également susceptibles de causer des dommages en induisant une réaction immunitaire locale dans le foie et/ou le pancréas.
Lors d’entérite ou de calculs biliaires, une obstruction ou une dysfonction du sphincter d’Oddi (valve musculaire au sein de la paroi duodénale contrôlant l’écoulement de bile et de suc pancréatique) peut prédisposer à une pancréatite et à une cholangite par défaut d’élimination des sucs biliaires et pancréatiques irritants pour la muqueuse.
Bien que les données épidémiologiques et cliniques de l’entérite, de la pancréatite et de la cholangite soient individuellement bien décrites, fort peu d’études rapportent des données cliniques chez des chats atteints de triade [4, 5, 7, 8]. Il est donc fondamental de bien connaître les présentations des trois atteintes, même si les signes sont généralement peu spécifiques et communs aux différentes affections. L’expression clinique de l’entérite, de la pancréatite et de la cholangite isolées peut être très fruste, avec des chats parfois asymptomatiques, alors que les signes sont généralement marqués lors de triade [7].
Les signes cliniques les plus fréquents lors de pancréatite chez le chat sont un abattement (51 à 100 % des cas), une baisse d’appétit (62 à 97 %), une déshydratation (37 à 92 %), des vomissements (35 à 52 %) et une perte de poids (30 à 47 %). La fièvre reste peu fréquente (7 à 26 % des cas) contrairement à l’hypothermie (39 à 68 %). Une diarrhée (11 à 38 % des cas), une dyspnée (6 à 20 %) et une polyuro-polydipsie (20 %) sont moins fréquemment décrites et le plus souvent liées à des dysfonctions concomitantes (insuffisance du pancréas exocrine ou endocrine, etc.). Une douleur abdominale n’est mise en évidence que dans 10 à 30 % des cas. La présence d’un ictère et/ou d’un effet de masse dans l’abdomen cranial chez les chats atteints de pancréatite doit motiver la recherche de comorbidités (photos 1a et 1b) [6].
La perte de poids, l’abattement, l’hyporexie (plus rarement la polyphagie) et les vomissements sont fréquemment observés lors d’entéropathie chronique. La diarrhée fait également partie du tableau clinique, mais elle est beaucoup moins courante que chez le chien. Une constipation est occasionnellement présente. L’examen clinique peut révéler une douleur abdominale ou un épaississement des anses intestinales. Cependant, aucun signe clinique ne permet de discriminer avec certitude les différents types d’entéropathie chronique (celle répondant à un changement alimentaire, celle répondant aux immunomodulateurs, et le lymphome digestif de bas grade), d’autant que certains chats atteints d’entéropathie chronique ne présentent aucun signe clinique [11]. Chez un jeune animal, lorsqu’une entéropathie chronique est suspectée, un trouble de la tolérance alimentaire est l’hypothèse principale. Chez un animal âgé, un examen histologique devient nécessaire afin de différencier une entéropathie inflammatoire d’un lymphome de bas grade.
La cholangite neutrophilique est principalement rencontrée chez des chats plus jeunes (médiane de 9 ans) avec une présentation aiguë à chronique (quelques jours à plusieurs semaines), contrairement à la cholangite lymphocytaire dont l’évolution est plus longue (semaines à mois) et généralement plus insidieuse, et chez des animaux souvent plus âgés (médiane de 11 à 13 ans). Cependant, là encore ces présentations ne sont pas exclusives et ne permettent pas de distinguer les formes de cholangite. Il en va de même pour les signes cliniques. Les plus fréquents sont un abattement, une hyporexie, une perte de poids et des vomissements. Un ictère, une déshydratation, une hyperthermie, une hépatomégalie et une douleur abdominale sont observés dans moins de la moitié des cas. Dans les cas de cholangite les plus sévères, une insuffisance hépatocellulaire peut conduire à une coagulopathie ou à des signes neurologiques liés à une encéphalose hépatique. Cette dernière est cependant plus fréquente lors de lipidose ou d’hépatopathie chronique sévère [4].
Les chats de tout âge, sexe et race sont concernés par la triade et peuvent être présentés dans un contexte aigu (pancréatite aiguë, cholangite bactérienne, entérite aiguë par exemple) ou chronique (entérite lymphoplasmocytaire chronique, pancréatite chronique, cholangite chronique par exemple). L’expression clinique lors d’une triade dépend principalement de la sévérité relative des atteintes aux systèmes concernés, avec un tableau dominé par des signes reflétant l’organe le plus atteint [4]. Cependant, il est extrêmement difficile de différencier les atteintes en pratique, puisque les trois affections partagent la plupart des signes cliniques (tableau 2).
Conflit d’intérêts : Aucun
L’origine de la triade féline demeure mal comprise, et l’hypothèse d’une inflammation simultanée du foie, du pancréas et de l’intestin par des processus indépendants reste envisageable dans certains cas. Le praticien doit cependant se familiariser avec cette entité puisque ces maladies sont fréquemment rencontrées en pratique. Le tableau clinique étant peu spécifique, il est important de savoir que plusieurs affections peuvent coexister.