REPRODUCTION
Cahier scientifique
Cas clinique
Auteur(s) : Solenn Le Corre*, Marie Denys**, Anne Josson-Schramme***
Fonctions :
*Université de Lyon,
VetAgro Sup
Campus vétérinaire de Lyon
Département hippique
69280 Marcy-l’Étoile
Pour parer à la fragilité des gestations hybrides, une maîtrise de la réaction immunologique et l’exploration d’une éventuelle prédisposition génétique semblent nécessaires. L’effet saison serait aussi à considérer.
Face à la demande croissante de mules et de mulets, produits stériles issus du croisement d’une jument et d’un âne, nombre de vétérinaires ont pu constater la difficulté d’obtenir et de maintenir ces gestations jusqu’à leur terme. Au travers de ce cas clinique sont avancées les différentes hypothèses de leur fragilité et les éventuelles pistes encore à explorer afin de maîtriser au maximum cette reproduction si particulière.
Une jument trotteur français nullipare âgée de 7 ans est suivie par le service de reproduction de la Clinéquine en vue d’obtenir une mule par insémination artificielle immédiate (IAI) avec de la semence fraîche d’un étalon âne.
La jument, en bonne santé, est régulièrement examinée par palpation et échographie transrectales tout au long de la saison 2017 afin de suivre ses cycles pour procéder à l’IA.
Une cyclicité régulière a été observée durant la saison 2017 jusqu’à la fin du mois d’août inclus où le début de nouvelles chaleurs est constaté. Une réponse positive au souffleur (1) est constatée le 11/09 : la jument clignote, se campe et urine. La demande de mise à la reproduction en vue d’obtenir une mule est confirmée. Après constatation de la présence de deux follicules de 48 et 40 mm sur l’ovaire gauche par échographie transrectale, la jument est inséminée une première fois le 12/09 à l’aide de 40 ml de sperme frais à une concentration de 169 × 106 spermatozoïdes/ml (mobilité totale 90 %, mobilité fléchante 85 %) (figure 1). N’ayant pas ovulé le 13/09, une injection de 1 500 UI de gonadotrophine chorionique humaine (hCG, human chorionic gonadotropin) est réalisée par voie intraveineuse le jour même, suivie d’une nouvelle insémination le 14/09 avec 21 ml de sperme frais présentant des caractéristiques équivalentes à la collecte précédente. L’ovulation d’un des deux follicules est constatée le 15/09 par échographie transrectale, suivie quelques jours après de l’atrésie du second.
Le 02/10, soit 17 jours après l’ovulation, une vésicule embryonnaire d’environ 2 cm de diamètre et d’aspect normal est visualisée à la base de la corne droite par échographie transrectale, associée à la présence d’un corps jaune sur l’ovaire gauche. À la palpation transrectale, le tonus utérin apparaît réduit. Un dosage de la progestéronémie est effectué le 04/10 et revient modérément inférieur aux valeurs usuelles (VU) pour cette période du cycle (8,8 nmol/l, VU supérieures à 12,72 nmol/l).
À partir du 08/10, aucun corps jaune n’est visualisé à l’échographie transrectale et la tonicité utérine est fortement réduite à la palpation. Une supplémentation en altrénogest (Regumate®) à 0,044 mg/kg per os (PO) une fois par jour est alors débutée le 15/10 (J30). Une nouvelle ovulation permet la mise en place d’un premier corps jaune secondaire, suivi d’un second à partir du 14/11 (J60). La supplémentation en altrénogest est maintenue, puisqu’un nouveau dosage de la progestéronémie réalisé le 08/11 (J54) revient inférieur aux valeurs seuils d’une gestation de ce stade (7,8 nmol/l, VU du 35e au 150e jour supérieures à 30 nmol/l). Les corps jaunes accessoires, peu fonctionnels, persistent à l’échographie jusqu’au 22/12 (J98), date du dernier contrôle positif de gestation. De plus, de multiples examens échographiques durant cette période permettent la visualisation d’un déroulement normal de la gestation (2). Les battements cardiaques fœtaux sont observés à partir de J25, puis les contrôles à J35, J42 et J60 permettent le suivi du bon développement des différentes structures fœtales sous altrénogest (photos 1 et 2). La jument est gardée au box avec des sorties au paddock en journée.
À partir de J110, la supplémentation en altrénogest est progressivement arrêtée pour des raisons financières. À J115, un nouveau contrôle échographique est effectué. Aucun corps jaune n’est visualisé sur les ovaires, et le fœtus se trouve désormais dans le corps utérin, proximalement au col. Les liquides amniotique et allantoïdien ne sont pas visualisés, ni les battements cardiaques fœtaux. Face à ces constatations, un examen au spéculum est effectué. Le col utérin apparaît brillant, œdématié et inflammé (photo 3). Une faible quantité de liquide est présente dans le vagin. L’état général de la jument est bon et aucun écoulement vulvaire n’est constaté. Néanmoins, elle est maintenue en box strict afin de surveiller l’éventuelle expulsion du fœtus.
Plusieurs contrôles par échographie transrectale sont effectués biquotidiennement durant 48 heures, sans évolution notable, et toujours sans battements cardiaques fœtaux visibles.
Le 10/01 (J117), la présence de liquide (2 cm) est constatée à la base de la corne utérine droite par échographie transrectale (photo 4). Le col apparaît dilaté (3,1 cm) et du liquide est visualisé dans le vagin. À l’examen au spéculum, des anses d’intestin grêle fœtal sortent du cervix (photo 5). La réalisation d’un avortement manuel est alors décidée.
Après dilatation manuelle progressive du col utérin, le fœtus est facilement localisé à l’entrée de l’utérus. Il est délicatement saisi par le thorax, afin d’éviter toute fragmentation, et sorti de l’utérus. Du liquide utérin est naturellement évacué à la suite.
Le fœtus mesure 22 cm de la tête à la queue, et ne présente aucune anomalie conformationnelle si ce n’est l’ouverture de l’abdomen laissant son contenu libre (photo 6). Pour des raisons financières, aucune exploration bactériologique ou virologique de potentielles causes infectieuses de la mort fœtale, peu probables compte tenu des données cliniques, n’a pu être réalisée. Aucun dosage de l’hormone chorionique équine (eCG, equine chorionic gonadotropin) n’a par ailleurs été effectué.
Des lavages utérins quotidiens sont réalisés par la suite, jusqu’à obtenir un liquide propre et constater l’absence de liquide par échographie transrectale le 12/01. À cette date, la jument est en chaleurs et ovule quelques jours plus tard. Aucune complication de cet avortement n’est constatée sur l’état général de la jument et sur son appareil reproducteur.
La difficulté de maintenir une gestation issue d’un croisement entre une jument et un âne a déjà été rapportée auparavant, et ce depuis plusieurs années. En effet, le taux d’avortements de ces gestations hybrides après le 40e jour est de 30 % survenant entre le 56e et le 98e jour de gestation, contre 5 % lors d’une gestation d’un fœtus équin chez une jument, et ce principalement autour du 100e jour [5]. Cette difficulté est d’autant plus marquée lors d’une gestation en vue d’obtenir un bardot (produit d’un cheval et d’une ânesse), le taux de conceptions rapporté étant seulement de 15 % [3]. Outre les causes habituelles d’avortement, ces embryons sont soumis à des contraintes génétiques, le cheval disposant d’une paire de chromosomes de plus que l’âne (64 et 62, respectivement), mécaniques (défaut d’attachement placentaire) et hormonales pouvant expliquer la fragilité des gestations (encadré 1).
Dans ce cas particulier, le fœtus ne présente pas d’autre anomalie de conformation que l’ouverture abdominale. La taille plus petite par rapport à celle donnée pour un fœtus équin à ce stade (à J107, soit 10 jours de moins) pourrait être due au croisement avec un âne, correspondant donc à un format plus petit du produit de gestation (encadré 2). Une malformation de la paroi abdominale comme cause de la mort fœtale est écartée, compte tenu de l’absence d’images échographiques mettant en évidence des intestins libres dans le liquide amniotique du vivant du fœtus et de son bon développement lors des différents suivis. Cette constatation apparaît donc comme très probablement post-mortem, des suites d’un début de dégradation du produit.
L’eCG est une hormone spécifique sécrétée par les cupules endométriales après le 35e jour de gestation chez la jument, responsable, par son effet FSH (follicle stimulating hormone) et LH (luteinizing hormone)-like, de la formation de corps jaunes secondaires, principaux sécréteurs de progestérone jusqu’au 140e voire 150e jour de gestation, et du relais placentaire. En revanche, lors de gestations hybrides jument-âne, cette production est significativement plus faible que lors d’une gestation intraspécifique [5, 10]. La différence est notamment expliquée par la petite taille des cupules endométriales et leur nombre plus faible chez l’âne, et la présence non systématique de corps jaune secondaire [10]. Ce phénomène est encore accru lors du transfert d’embryon d’âne dans un utérus de jument, puisqu’aucune part génétique du cheval n’est alors présente. Ainsi, alors que la plupart des transferts d’embryons de chevaux, de bardots ou de mules dans des utérus d’autres espèces proches conduisent souvent à des produits vivants, ceux d’embryons d’ânes dans des utérus de juments sont rarement menés à terme [9].
Les concentrations de progestérone suivent le même type de courbe, avec une différence particulièrement marquée à partir du 70e jour (22,26 nmol/l pour un fœtus hybride contre 44,52 nmol/l pour un fœtus équin, comparable à la concentration relevée au 53e jour dans le cas présenté) (figure 2) [10]. De plus, il a été observé que la concentration de progestérone n’augmentait pas entre J35 et J49, contrairement à ce qu’il est possible de remarquer chez une jument portant un embryon équin en raison de la formation de corps jaunes secondaires.
Au vu de la faible augmentation d’eCG observée durant les gestations d’un embryon hybride jument-âne, l’hypothèse d’une lyse prématurée des cupules endométriales par les leucocytes maternels a été émise [5]. Physiologiquement, ce phénomène est plus tardif durant la gestation de la jument et apparaît du 100e au 120e jour. Dans le cas étudié du transfert d’embryon d’âne, il semblerait que malgré le manque de développement de cupules endométriales, le fœtus hybride poursuive le plus souvent une croissance normale jusqu’au 60e voire 65e jour de gestation environ. Après ce stade, le défaut d’attachement endométrial, donc d’implantation du fœtus, conduit à un manque d’apport nutritif au produit, provoquant sa mort autour du 75e jour et un avortement 1 à 3 semaines après [4]. Des coupes histologiques réalisées après avortement au 71e jour de gestation chez une jument portant un fœtus âne confirment à ce stade l’absence d’interdigitation des villosités chorioniques avec les cryptes endométriales, toutes deux séparées par des sécrétions exocrines [3].
Après J40, 70 % des gestations d’un fœtus mule et 10 à 30 % des gestations issues d’un transfert d’embryon d’âne chez la jument sont, malgré l’absence de cupules, menées jusqu’au terme et aboutissent à la naissance d’un produit sain [6]. Ainsi, il semblerait que ni ce défaut de placentation ni la sécrétion d’eCG ne soient totalement indispensables au maintien d’une telle gestation.
Chez les juments porteuses d’un fœtus d’âne ou hybride, le défaut de placentation ne semble pouvoir être résolu par l’administration d’eCG purifiée ni par des progestagènes, et ce malgré l’effet immunodépresseur de ces derniers qui permettrait de limiter une éventuelle lyse leucocytaire des cupules, sans corrélation avec la dose ou la phase de gestation auxquelles ils sont administrés [1].
Des études ont été effectuées afin de réduire la réaction immunologique dirigée contre les cupules endométriales en administrant du sérum de jument gestante d’un fœtus intraspécifique (immunisation passive) tous les 4 à 6 jours entre J40 et J80, ou des lymphocytes d’âne (immunisation active) toutes les semaines entre J20 et J55. Le taux de survie fœtale a été consécutivement augmenté. Le mécanisme sous-jacent est peu maîtrisé, mais résiderait respectivement en la présence ou la production de facteurs protecteurs envers le fœtus, évitant la réaction de rejet habituellement observée [2]. À notre connaissance, aucun autre essai n’a appuyé ces résultats, qui restent donc à confirmer.
Dans cette même étude, des transferts ultérieurs d’embryons d’âne chez des juments qui avaient ou non avorté lors de la gestation précédente conduisent au même résultat lors des gestations suivantes. Ainsi, une jument qui avait avorté auparavant avorte à nouveau, et ce de plus en plus tôt. Une composante génétique serait donc également à inclure dans le tableau des étiologies qui rendrait une receveuse capable, ou non, d’implanter un tel embryon. Cette hypothèse est en accord avec les constatations faites au service de reproduction de la Clinéquine, puisque 2 autres juments présentées ont précédemment mené une gestation de mule à terme, et ce sans supplémentation en progestagène.
Une différence dans les taux d’avortements d’embryons hybrides semble avoir été observée selon la période de la saison à laquelle la gestation débute. En effet, sur 208 juments inséminées avec une semence d’âne, les taux d’avortements étaient significativement plus élevés chez les juments fécondées en fin de saison de reproduction (52,38 % contre 38,46 % en début de saison) [8]. Dans le cas présenté ici, l’insémination fécondante a également eu lieu en fin de saison (septembre 2017). L’explication de cette observation peut tenir dans le fait qu’en fin de saison, l’activité hypophysaire est réduite, et la production de LH l’est donc également. Or, en l’absence d’eCG, la production de LH pituitaire permettrait d’assurer une activité ovarienne et lutéale suffisante pour atteindre le seuil minimal de progestérone nécessaire au maintien de la gestation.
Les gestations interspécifiques entre une jument et un âne (production de mules ou de mulets) sont parfois difficiles à mener à terme. Par ailleurs, il semblerait qu’aucune supplémentation en progestagènes, quels qu’en soient la concentration ou le moment de gestation, ne puisse empêcher un avortement. De nombreuses hypothèses ont été explorées sur les causes de cette fragilité embryonnaire et fœtale, et de nombreux progrès restent encore à faire afin de pouvoir en élucider parfaitement les mécanismes et éventuellement d’y faire face. Dans cet objectif, maîtriser la réponse immunologique et étudier la possible prédisposition génétique à un avortement semblent être les deux principaux sujets à explorer dans le futur afin de répondre à la demande croissante de mules et de mulets.
(1) Mâle en présence duquel la jument présente soit des signes de chaleurs, soit des signes de refus.
(2) Voir l’article “Suivi échographique de l’embryon : les images de référence” de J.-M. Betsch, PVE n° spécial 2017 “La jument gestante : guide pratique”, pages 6-8.
AUCUN
→ Seulement 10 à 30 % des gestations hybrides entre une jument et un âne sont menées à terme, avec un pic d’avortements à 3 mois.
→ La concentration sanguine d’hormone chorionique équine (eCG, equine chorionic gonadotropin) chez la jument gestante d’un embryon issu d’un âne est significativement plus basse que celle d’une gestation intraspécifique.
→ Les causes d’avortement ou de maintien de telles gestations restent encore peu maîtrisées.
→ Infectieuses (30 à 50 % des avortements en France) : virale (herpèsvirus [HVE] de type 1 et plus rarement HVE-4, artérite virale équine), bactérienne (E. coli, Streptococcus, Salmonella, Klebsiella, Pseudomonas, Leptospira) et fongique (Aspergillus, Mucor)
→ Mécaniques : torsion de cordon ombilical, gémellité, fibrose utérine, lésion du col utérin, insuffisance placentaire, hydropisie des enveloppes fœtales, gestation dans le corps utérin
→ Hormonales : insuffisance hormonale
→ Génétiques : malformation fœtale congénitale, anomalie chromosomique
→ Immunitaire : rejet immunologique maternel
→ Environnementales : exercice physique excessif, stress important, intoxication alimentaire (plantes abortives)
→ Autres : coliques sévères, piroplasmose, etc.
→ Indéterminées
(1) Voir les articles “Les différentes causes d’avortement infectieux chez la jument, actualités en France” et “Les différentes causes d’avortement d’origine non infectieuse chez la jument” de S. Paul, PVE n° spécial 2017 “La jument gestante : guide pratique”, pages 46-59.
En gras, les hypothèses plus spécifiques à ce type de croisement.
→ Taille moyenne (tête-croupe) : 20,2 cm
→ Poids moyen : 400 g
→ Aspect : tégument opaque
→ Tête et cou : quelques poils sur le bout du nez et vibrisses sur les lèvres, développement osseux, orbite présente, oreilles formées
→ Thorax : côtes et sternum visibles (cartilage et os)
→ Abdomen : organes reproducteurs externes visibles et détermination du sexe possible, début de formation des glandes mammaires
→ Appendices : queue formée, membres et articulations formés, ébauche de sabot
D’après [7].