La kératite éosinophilique chez le cheval - Pratique Vétérinaire Equine n° 223 du 01/10/2024
Pratique Vétérinaire Equine n° 223 du 01/10/2024

OPHTALMOLOGIE

Cahier scientifique

Kératite éosinophilique

Auteur(s) : Xavier D’ABLON

Fonctions : Clinique de la Côte Fleurie Route de Paris 14800 Bonneville-sur-Touques

Caractérisée par une prévalence estivale, cette affection nécessite un diagnostic rapide et un traitement prolongé. Les récidives restent possibles.

La kératite éosinophilique équine appartient au groupe des kératites à médiation immune, une appellation générique large qui regroupe différentes affections inflammatoires de la cornée. Si ces kératites sont majoritairement non ulcéreuses, ce n’est pas le cas de la kératite éosinophilique du cheval [1].

ÉPIDÉMIOLOGIE

La kératite éosinophilique équine est décrite dans le monde entier, même si au sein de chaque pays certaines zones géographiques semblent davantage touchées [1, 2]. Les différents rapports de cas publiés depuis une douzaine d’années montrent qu’il s’agit d’une affection émergente ou de plus en plus diagnostiquée sur le terrain [2, 5, 6, 7, 10]. Johns a présenté en 2023 les premiers résultats d’une étude prospective multicentrique au Royaume-Uni. Parmi 59 chevaux présentant une kératite ulcéreuse, sur une période de 8 mois, 15 cas de kératite éosinophilique ont été diagnostiqués via la cytologie. La kératite éosinophilique équine représente dans cette étude 25,4 % des kératites ulcéreuses (11,1 à 36,1 %, avec un intervalle de confiance à 95 %)(1) [5]. Dans l’étude de Lassaline-Utter, 11 des 27 cas de kératite éosinophilique (41 %) ont été diagnostiqués en juillet [7]. Plus de la moitié (63 %) des cas décrits par Edwards ont été observés en été [2]. Dans la série de Johns, 12 des 15 cas sont survenus entre juin et septembre [5]. En Californie, 82,8 % des cas étudiés par Knickelbein ont été recensés entre le 1er mai et le 31 août [6]. La kératite éosinophilique équine présente donc une saisonnalité estivale.

Il ne semble pas y avoir de prédisposition d’âge. Lassaline-Utter a déterminé dans une étude rétrospective de 27 cas de kératite éosinophilique que l’âge moyen des chevaux affectés était de 8,2 ans (+/- 5,8 ans) [7]. Dans une autre étude, les chevaux avaient en moyenne 10,8 ans (de 3 semaines à 27 ans) [2]. Dans celle de Johns au Royaume-Uni, les chevaux atteints de kératite éosinophilique avaient un âge médian de 15 ans, sans que cela constitue une différence statistique significative par rapport aux autres chevaux souffrant de kératite ulcéreuse [5]. Aucune prédisposition de sexe n’est décrite. Cependant, dans la série d’Edwards, les juments sont plus nombreuses [2]. Dans l’étude de Johns, il y avait 4 hongres pour 11 juments, sans différence significative avec la population de référence [5]. Il n’existerait pas de prédisposition de race. Néanmoins, dans l’étude de Knickelbein, les chevaux de selle sont davantage représentés [6]. Dans celle d’Edwards, plus de pur-sang étaient atteints sans que cela soit significatif [2]. Aucune association avec les conditions de vie ou d’entretien des chevaux n’a pu être démontrée par ailleurs.

PHYSIOPATHOLOGIE

La physiopathologie de la kératite éosinophilique n’est pas étudiée chez le cheval. Les notions connues sont issues de la médecine humaine. La kératite serait due à une réaction d’hypersensibilité à des parasites ou à des allergènes de l’environnement [3, 5]. La séquence d’événements qui va provoquer la maladie débute au niveau de la conjonctive : l’inflammation conjonctivale joue un rôle central dans l’atteinte cornéenne qui va suivre. Les mastocytes, dont la dégranulation est activée par divers facteurs, initient la cascade inflammatoire et induisent le recrutement et l’activation des éosinophiles. C’est ainsi que la cornée se trouve exposée aux cellules et à leurs médiateurs par l’intermédiaire du film lacrymal. Le processus ulcératif est provoqué et entretenu par le cycle de l’inflammation éosinophilique. Les protéines des granules éosinophiliques entretiennent l’inflammation et inhibent la cicatrisation par cytotoxicité, via l’activation des neutrophiles et de nouvelles dégranulations mastocytaires, ainsi que par un effet toxique direct sur les cellules épithéliales [1, 3]. Le dépôt de la protéine basique majeure des éosinophiles sur l’épithélium dénudé aggrave la destruction tissulaire, en raison des chimiokines et de l’activation des neutrophiles. La persistance de cette protéine empêche la régénération de l’épithélium et induit la formation de plaques denses, qui elles-mêmes favorisent les médiateurs de l’inflammation et entretiennent la destruction de la cornée [3]. La kératite éosinophilique équine est ainsi un processus extensif et chronique. Une infection microbienne secondaire complique souvent ces ulcères, aseptiques au départ, et peut les aggraver ou retarder leur cicatrisation. Près de 35 % des ulcères seraient compliqués par une infection [2, 10].

SIGNES CLINIQUES

Le tableau clinique varie vraisemblablement selon le stade d’évolution et le facteur déclenchant. Il semble exister des formes progressives et évolutives et des formes d’ulcérations localisées et non progressives. Leurs présentations sont différentes [3]. Les signes cliniques de kératite éosinophilique équine sont globalement non spécifiques [1, 4]. Une atteinte bilatérale est fréquente [1, 4, 7]. L’étude de Johns rapporte des ulcères unilatéraux dans 10 cas sur 15, et 5 ulcères bilatéraux sur 6 étaient dus à la kératite éosinophilique. Le diagnostic de kératite éosinophilique équine était donc plus probable lorsque des lésions bilatérales étaient présentes (p = 0,04) [5]. Dans l’étude rétrospective de Lassaline-Uter incluant 27 chevaux souffrant de kératite éosinophilique (46 yeux atteints), plusieurs signes cliniques sont décrits lors de leur admission : un épiphora et une hyperémie conjonctivale dans tous les cas, un blépharospasme, une ulcération cornéenne et une uvéite réflexe chez 24 chevaux (40 yeux) et des sécrétions caséeuses chez 7 chevaux (14 yeux). Ces chevaux présentaient des signes depuis plus de 20 jours en moyenne [7]. Knickelbein rapporte, au sein de sa série de cas, plusieurs signes cliniques : une hyperémie conjonctivale, un test à la fluorescéine positif et des sécrétions caséeuses ou muqueuses chez la plupart des chevaux, un blépharospasme, des plaques cornéennes, une néovascularisation cornéenne et un chémosis chez presque la moitié d’entre eux, puis dans une moindre mesure un œdème cornéen, un épiphora et une infiltration cellulaire stromale [6]. Des ulcères cornéens superficiels périlimbiques sont décrits, typiquement ventro-nasaux, mais aussi dans d’autres localisations périphériques (photo 1). Les lésions de la forme localisée non évolutive se situent souvent à l’angle nasal, à proximité de la troisième paupière ou recouvertes par cette dernière (photo 2) [3]. La présence de sécrétions caséeuses jaunâtres ou blanchâtres semble caractéristique (photo 3). L’observation de plaques grises ou blanchâtres qui recouvrent ces ulcères est considérée comme pathognomonique (photo 4). Néanmoins, ces signes sont variables et pas toujours présents. Deux études rétrospectives les décrivent dans environ 25 % des cas [2, 10]. Dans l’enquête de Johns, sur les 15 chevaux atteints de kératite éosinophilique, 6 présentaient des plaques et 9 en étaient dépourvus. Tous les chevaux de l’étude présentant des plaques étaient atteints de kératite éosinophilique, alors que 5 chevaux ne présentant pas de plaques en étaient exempts. [5]. Ces résultats ne sont pas statistiquement significatifs pour le diagnostic. La présence d’une douleur oculaire n’était pas significativement différente entre les chevaux atteints de kératite éosinophilique et ceux souffrant de kératite ulcéreuse non éosinophilique. Il en était de même pour la présence de myosis, d’œdème cornéen, de néovascularisation ou de lyse stromale : aucun de ces signes cliniques n’a permis de différencier la kératite éosinophilique équine des autres kératites ulcéreuses [5]. La néovascularisation est un signe variable [1, 4]. Parfois, une infiltration cellulaire stromale périlimbique est observée [6].

DIAGNOSTIC

Le traitement de la kératite éosinophilique équine est spécifique et souvent très long. Il est donc important d’établir le diagnostic rapidement. L’examen ophtalmique permet de suspecter l’affection, sans parvenir à un diagnostic de certitude [3]. L’absence de plaques ne permet pas d’exclure une kératite éosinophilique [5]. Le caractère bilatéral d’une kératite ulcéreuse renforce la suspicion [5]. Sur le terrain, le diagnostic différentiel avec une kératite mycosique est parfois complexe. Un prélèvement cornéen pratiqué à la cytobrosse, en vue d’une analyse cytologique, est l’examen de référence pour établir le diagnostic d’une kératite éosinophilique équine (photo 5) [1, 3, 4]. La présence de polynucléaires éosinophiles à la cytologie suffit au diagnostic. L’observation de polynucléaires neutrophiles indique une surinfection.

TRAITEMENT

L’approche thérapeutique est fondée sur les publications de médecine humaine ou sur les quelques rapports de cas en ophtalmologie équine. Il n’existe donc pas de preuve solide ni de consensus sur le sujet. Le propriétaire doit être avisé que le traitement sera long. Il consiste à prendre en charge l’inflammation, favoriser la cicatrisation et contrôler les infections secondaires. L’approche est à la fois médicale et chirurgicale [1, 2].

Traitement médical

La prise en charge médicale cible l’inflammation et les infections secondaires. Aucun protocole précis n’est validé chez le cheval. Le traitement de l’inflammation éosinophilique passe par l’utilisation de corticostéroïdes par voie topique ou générale, ainsi que d’antihistaminiques H1 par voie générale. La cyclosporine par voie locale donne de bons résultats chez le chat, mais aucune étude n’a été menée chez le cheval. Les chevaux inclus dans l’étude d’Edwards ont été traités de deux façons : ceux présentant un ulcère cornéen ont reçu des antibiotiques et des antifongiques ainsi que des mydriatiques par voie topique et des anti-inflammatoires par voie générale, ceux sans ulcère n’ont pas reçu de traitement local mais la moitié d’entre eux ont subi une corticothérapie par voie générale [2]. Lassaline-Utter rapporte l’absence de différence au niveau du taux d’infection entre les chevaux atteints d’ulcère traités aux corticoïdes par voie systémique (31 %) et les autres (45 %). Dans cette étude, la corticothérapie par voie générale diminue significativement le temps de guérison, qui reste cependant de près de 2 mois. Knickelbein indique que, dans sa série de cas, la durée de traitement s’est révélée plus longue avec les corticoïdes utilisés par voie topique, en raison de surinfections, en particulier de kératomycoses. Néanmoins, ces auteurs ne font pas de différence entre la nature des différents cas traités. Les corticoïdes par voie topique devraient logiquement être réservés aux ulcères non progressifs ou non septiques. L’association d’antibiotiques topiques est judicieuse pour prévenir les surinfections bactériennes [3]. L’emploi de cétirizine (à la dose de 0,4 mg/kg deux fois par jour par voie orale), un antihistaminique H1, est rapporté par plusieurs auteurs, mais n’est validé par aucune étude. Lassaline-Utter montre que si ce traitement ne raccourcit pas le temps de guérison, il diminue significativement le taux de récidives [7].

L’utilisation locale de cyclosporine à 0,2 % est décrite dans le traitement de la kératite éosinophilique chez le chat et l’humain. Elle est également recommandée dans d’autres formes de kératites à médiation immune chez le cheval, mais aucune étude ne concerne la kératite éosinophilique équine [1]. La cyclosporine est un immunosuppresseur, mais il n’est pas clairement démontré qu’elle favorise les surinfections oculaires. Les collyres stabilisateurs des mastocytes (cromoglycate de sodium, en particulier), utilisés chez l’humain pour traiter l’allergie conjonctivale, pourraient logiquement avoir un intérêt pour le traitement de la kératite éosinophilique équine, même si aucun essai n’a été mené.

Traitement chirurgical

Le traitement chirurgical consiste à effectuer une kératectomie superficielle ou un parage cornéen à la fraise diamantée (Algerbrush), comme chez le chien en cas d’ulcère à bords décollés (photo 6). D’une façon générale, une étude publiée en 2014 incluant 60 chevaux (dont 10 % atteints de kératite éosinophilique) montre la bonne efficacité du parage cornéen à la fraise diamantée sur tous les types d’ulcère chronique [8]. Cette technique facile et non invasive, bien tolérée chez le cheval, peut être pratiquée sous sédation et après une anesthésie locale [1]. La kératectomie superficielle et le parage cornéen permettent en particulier de retirer les plaques et les débris inflammatoires de la cornée. Ces techniques sont reconnues pour diminuer au minimum le temps de traitement, à la fois chez le cheval et l’humain. Ces bons résultats s’expliquent par le retrait de la protéine basique majeure des éosinophiles qui joue un rôle central dans la cicatrisation de l’ulcération [3, 8].

Délai de guérison

Le temps de traitement des cas de kératite éosinophilique décrits s’établit à 3,7 mois (+/- 2,3 mois) pour Lassaline-Utter et 2 mois pour ceux de Knickelbein. Pour Lassaline-Utter, il est significativement plus court (2,2 mois) chez les chevaux ayant reçu un traitement corticoïde par voie générale [7]. La présence d’une infection secondaire est une complication qui allonge significativement le délai de guérison [7]. Pour la série de cas d’Edwards, la durée moyenne d’hospitalisation est de 7 jours (+/- 4,2 jours) et le temps moyen de guérison de 4,1 mois (+/- 3,2 mois) [2]. Knickelbein montre une durée de résolution identique entre les traitements médical et chirurgical. D’après Edwards, une guérison plus rapide est obtenue lors d’une prise en charge chirurgicale. Néanmoins, aucune distinction n’est faite selon la présentation clinique de chaque cas : le traitement chirurgical a vraisemblablement plus volontiers concerné des cas extensifs ou compliqués. La kératite éosinophilique équine est une affection récidivante. D’après Lassaline-Utter, 12 cas sur 27 (44 %) avaient déjà été atteints au cours des années précédentes [7]. Le taux de rechute est important et s’élève à 33 % selon Utter [10]. Néanmoins, il est difficile de différencier une récidive d’un cas de guérison incomplète.

PRÉVENTION

Des conseils pratiques ont été déduits de la prédisposition saisonnière à la kératite éosinophilique équine : maintenir une herbe rase dans les prés, limiter les sorties pendant les périodes de forte exposition aux rayons ultraviolets, utiliser des masques, lutter contre les insectes, etc. [4]. Bien qu’il s’agisse de recommandations logiques pour diminuer les agressions oculaires, aucune étude ne vient appuyer ces préconisations [2].

CONCLUSION

La kératite éosinophilique équine se manifeste habituellement par des signes non spécifiques tels qu’une douleur oculaire (blépharospasme, épiphora), un chemosis et une hyperémie conjonctivale. Le caractère bilatéral des lésions, leur localisation à l’angle nasal et la présence de plaques blanchâtres peuvent orienter le diagnostic, mais c’est la cytologie qui est décisive. Traiter une kératite à médiation immune ulcéreuse peut constituer un défi. La prise en charge doit être la plus précoce possible pour diminuer la durée du traitement. Il est important de prévenir le propriétaire qu’il peut être long, parfois difficile et coûteux. Le risque de récidive doit également être mentionné. Cette affection de la cornée du cheval semble émergente. Elle est en tout cas diagnostiquée plus souvent. Les rétrospectives de cas se sont multipliées ces dernières années. Cependant, des études restent nécessaires pour mieux comprendre la pathogénie de la kératite éosinophilique chez le cheval et valider des traitements adaptés aux différentes formes cliniques.

  • (1) Les chiffres de Johns et coll. mentionnés dans cet article ont été actualisés par rapport à l’abstract cité en référence, à la suite de la présentation de ces auteurs au congrès de la British Equine Veterinary Association en 2023.

Références

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Conflit d’intérêts

Aucun

ÉLÉMENTS À RETENIR

• La kératite éosinophilique survient le plus souvent durant la saison estivale.

• La corticothérapie topique ou systémique représente la base du traitement.

• Le parage cornéen est souvent nécessaire en présence d’une plaque cornéenne ou en cas de forme chronique.