MÉDECINE FACTUELLE - RECHERCHE SCIENTIFIQUE
Cahier scientifique
Médecine factuelle
Auteur(s) : Jean-Michel VANDEWEERD
Fonctions : Namur Research Institute for Life Sciences (Narilis) Université de Namur 61 rue de Bruxelles 5000 Namur (Belgique)
La décision médicale doit se fonder sur les données fournies par les publications scientifiques. Néanmoins, à défaut de preuve suffisante, l’expérience personnelle reste le meilleur outil du praticien.
Pour répondre aux questions des praticiens équins, des auteurs ou groupes d’experts proposent des articles de synthèse ou de recommandations (guidelines). Ils établissent une méthode de sélection des publications scientifiques et pondèrent leur contenu au regard des forces et des faiblesses méthodologiques des études. Il s’agit alors d’une synthèse méthodique. Parfois, ce processus est mené par un groupe d’experts qui délivrent un avis sur les questions posées faisant également appel à leur expérience. Lorsque les différentes études sont suffisamment homogènes, les données peuvent être rassemblées et comparées statistiquement. Il s’agit dans ce cas d’une métanalyse. Ce type d’article, considéré comme véhiculant un niveau de preuves scientifiques élevé, se rencontre aujourd’hui plus fréquemment dans la littérature scientifique vétérinaire. Cependant, sa lecture peut rester décevante car peu de réponses sont finalement apportées aux questions des praticiens. L’objectif de cet article de médecine factuelle vise à illustrer cette pierre d’achoppement de la recherche en médecine vétérinaire au travers de deux exemples, le traitement des sarcoïdes et celui du dysfonctionnement de la pars intermedia de l’hypophyse (DPIH).
Les tumeurs cutanées fréquentes chez les équidés ont été présentées dans un numéro de Pratique vétérinaire équine en 2018 [3]. Un traitement chirurgical par exérèse était envisagé [5]. Un article proposait une synthèse intéressante sur les thérapies médicales, dont celles des sarcoïdes [21]. L’auteur rappelait à juste titre que le praticien doit juger de l’efficacité d’un traitement selon des données scientifiques rigoureusement établies, d’après les principes de la médecine factuelle. Les sarcoïdes sont les néoplasmes cutanés équins les plus fréquents, diagnostiqués dans environ 46 % des biopsies de tumeurs de la peau [19] (photo). Bien que rarement métastatique, cette tumeur peut être invasive, s’ulcérer et s’infecter, impactant la santé et le bien-être de l’animal. Il n’existe pas aujourd’hui de traitement unanimement recommandé et les thérapies proposées sont variées. La littérature scientifique décrit l’excision chirurgicale conventionnelle ou au laser, la cryochirurgie, la radiothérapie (radiations gamma ou bêta), la chimiothérapie (administration intralésionnelle de cisplatine éventuellement après une électroperméabilisation, application de pommade à base de 5-fluorouracile ou d’AW4), l’immunothérapie (injection intratumorale du BCG, application locale d’acyclovir ou d’imiquimod ou de Sanguinaria canadensis, injection sous-cutanée d’extraits de Viscum album austriacum, vaccination) [21]. D’autres traitements topiques commercialisés sont utilisés pour leur action sur les cellules de la peau (par exemple, le tazarotène ou l’acide glycolique). Face à la multitude de traitements proposés, une synthèse pourrait être utile pour orienter la décision thérapeutique du vétérinaire.
Offer et ses collaborateurs ont publié une synthèse méthodique en 2024 [15]. Après la consultation des bases de données électroniques, ils ont sélectionné les essais cliniques, les études de cohorte rétrospectives et les séries de cas comportant un groupe contrôle. Sont incluses dans leur synthèse les études publiées après 1970 avec un suivi d’au moins 6 mois et pour lesquelles l’histologie est utilisée pour confirmer la nature de certaines ou de toutes les tumeurs reprises dans chaque étude. Seuls 10 articles sont finalement éligibles. Par ailleurs, 60 % des études seulement font état de l’utilisation de l’histologie pour confirmer le diagnostic de toutes les tumeurs. De nombreuses faiblesses méthodologiques sont mises en évidence : hétérogénéité des types de sarcoïdes et de leurs localisations, absence de randomisation des traitements, absence d’aveuglement des évaluateurs quant à la progression de la tumeur, chevaux perdus de vue, absence de groupe contrôle non traité permettant de tenir compte de la guérison spontanée des tumeurs. Des traitements différents sont parfois utilisés pour un même cas. Les auteurs concluent que le niveau de preuves scientifiques est insuffisant, que les études sélectionnées sont trop hétérogènes pour être comparées et qu’il n’est pas possible de recommander un traitement dans l’état actuel des connaissances [15]. Ils se limitent donc à présenter les caractéristiques des techniques pour lesquelles les plus hauts taux de régression complète sont rapportés : la radiothérapie, l’injection intralésionnelle de cisplatine et l’électrochimiothérapie. Ces techniques restent difficiles à mettre en place en pratique pour des raisons d’accès aux substances (cisplatine, isotopes), de biosécurité ou d’équipement (électrochimiothérapie).
Avec le vieillissement de la population équine, le dysfonctionnement de la pars intermedia de l’hypophyse (DPIH) devient une maladie fréquente. Elle affecterait 20 à 25 % des chevaux de plus de 15 ans [4, 6, 7, 12]. Depuis une dizaine d’années, les vétérinaires et les propriétaires de chevaux sont davantage conscients de son existence [8]. La British Equine Veterinary Association (BEVA) vient de publier une série de recommandations [13]. Un panel d’experts (vétérinaires généralistes et spécialistes) a été créé pour identifier les questions cliniques pertinentes concernant le diagnostic et le traitement du DPIH par le pergolide chez le cheval et le poney. Une recherche systématique de la littérature scientifique a été effectuée dans les bases de données afin d’identifier les publications pertinentes pour répondre à chaque question. La méthodologie GRADE (Grading of recommendations, assessment, development and evaluation) utilisée a permis aux experts de proposer des avis, en faveur ou en défaveur des réponses aux questions étudiées (accord faible = non, accord fort = oui). Ces avis reposent sur la qualité des informations scientifiques publiées (très faible, faible, moyenne ou haute) et leur expérience personnelle. Quelques questions sont suffisamment documentées dans la littérature scientifique pour que les experts puissent porter un avis en estimant que les preuves scientifiques sont suffisantes (tableau). Mais de nombreuses questions posées par les auteurs restent sans réponses fiables, soit par insuffisance de preuves scientifiques au stade actuel - « Le pergolide a-t-il des effets délétères sur le cœur ? Y a-t-il un intérêt à combiner le pergolide avec la cyproheptadine ? Y a-t-il un intérêt à combiner le pergolide avec des extraits de gattilier (Vitex agnus-castus) ? » -, soit par manque d’études sur le sujet - « La compliance du propriétaire influence-t-elle l’efficacité du traitement ? Est-il utile d’adapter la dose de pergolide en fonction des saisons, notamment en automne quand une augmentation de l’ACTH est attendue ? La forme liquide (compound) améliore-t-elle les signes cliniques et les tests de la même façon que les comprimés ? Est-il utile d’évaluer les marqueurs sanguins hépatiques et rénaux ou autres lors du suivi du traitement ? Existe-t-il un traitement efficace pour les juments gestantes, les juments allaitantes ou les chevaux de sport soumis aux règles des fédérations internationales ? Est-il possible d’utiliser le pergolide chez les juments en fin de gestation, sans risque d’agalactie ? Le pergolide est-il utile chez des juments infertiles présentant des tests hormonaux (ACTH) anormaux, sans autre signe manifeste de DPIH ? L’utilisation d’une demi-dose de pergolide deux fois par jour, par rapport à celle d’une dose une fois par jour, est-elle préférable en termes de sécurité (effets indésirables) et d’efficacité (signes cliniques, concentrations en ACTH) ? »
Depuis 20 ans, les vétérinaires ont tenté d’appliquer les principes de la médecine factuelle issus de la médecine humaine. Plusieurs difficultés ont été identifiées initialement, comme un manque de publications de haute qualité méthodologique ou d’accès à ces études [22]. Néanmoins, des progrès ont été faits. La quantité d’articles disponibles en ligne est passée de 45 % en 2000 à 75 % en 2014 [16]. Des recommandations et des procédures sur la façon de publier les résultats des études expérimentales et observationnelles ont été proposées [14, 18]. Afin d’améliorer les méthodes pour rapporter les résultats en recherche animale, des lignes directrices ont aussi été publiées, comme l’Animal Research Reporting of In Vivo Experiments (ARRIVE) [9]. Au cours des 10 ans qui ont suivi, ARRIVE semble avoir été utilisé par des milliers de périodiques dans le domaine des sciences de la vie [17]. Malgré cela, sur un échantillon d’articles, des chercheurs ont montré que le manque d’informations importantes perdure [1, 10, 11]. En médecine vétérinaire, dans les années 2000, les faiblesses méthodologiques dans les études chez le chien demeuraient fréquentes [20]. Les synthèses méthodiques et les métanalyses sont peu nombreuses, notamment en médecine équine [2]. En outre, elles sont fastidieuses à lire. L’article de la BEVA, par exemple, n’est pas immédiatement compréhensible.
La question de départ est peut-être trop large. Toute hypothèse nécessite d’inclure une définition précise du cas. Les sarcoïdes sont un exemple type. Ils peuvent se présenter sous différentes formes (occulte, verruqueuse, nodulaire, fibroblastique, mixte) et à divers endroits du corps [21]. Les tumeurs sont aussi généralement traitées à des stades différents. Le traitement d’une large tumeur fibroblastique, après divers échecs thérapeutiques, diffère de celui d’une tumeur nodulaire débutante de petite taille. Les études sont donc a priori non comparables. Une question de recherche plus ciblée est nécessaire. Cependant, si les cas sont plus précis, c’est leur identification en nombre suffisant qui devient problématique.
Les questions de départ sont trop nombreuses. La BEVA fournit une longue liste de questions, qui reflètent certainement les préoccupations des praticiens. Mais au final, les avis portent sur un nombre limité d’entre elles. La lecture de la synthèse est compliquée car elle consiste aussi à comprendre pourquoi les experts ne donnent pas d’avis. En outre, ils utilisent le mot recommandation qui, pour les francophones, est synonyme de conseil. Or, les experts donnent un avis sur une assertion (par exemple, le pergolide améliore la majorité des signes cliniques, sauf la fourbure, en comparaison de l’absence de traitement), mais pas de conseil. L’intérêt de lister les questions sans réponse est néanmoins de montrer les lacunes dans les connaissances actuelles.
Les critères de sélection des études sont trop restreints. L’histologie est considérée comme un moyen diagnostique de référence (gold standard) lors de l’étude de tumeurs. Manifestement, Offer et son équipe veulent appliquer ces principes [15]. Cependant, cet examen n’est pas systématique dans le suivi des sarcoïdes. Il en résulte un nombre limité d’études à analyser. Un traitement de la tumeur n’est utile que si celle-ci disparaît entièrement et ne réapparaît pas. L’étude d’Offer inclut dès lors un critère de suivi obligatoire de 6 mois [15]. Le suivi est à l’origine de biais dans les études rétrospectives. Les données peuvent ne pas avoir été enregistrées avec précision. Si elles reposent sur la mémoire des propriétaires, un biais de mémorisation est possible. L’appel téléphonique est parfois utilisé pour compléter les informations, mais cette méthode est sujette au biais de désirabilité sociale (“faire plaisir à celui qui appelle”). En outre, il existe une tendance à exclure de l’analyse les cas dont le suivi n’est pas complet. Or, ces cas ont peut-être été perdus de vue parce que le propriétaire ne s’est pas représenté en consultation en raison de l’inefficacité du traitement. Les résultats sont alors biaisés. Les traitements sont, de plus, rarement utilisés isolément. Les propriétaires tentent différents moyens thérapeutiques pour soigner la tumeur sarcoïde. Le pergolide est utilisé en parallèle de différents traitements symptomatiques ou de soins complémentaires. Ce biais était soulevé dans les deux articles pris en exemple. L’aveuglement des évaluateurs (le vétérinaire), la randomisation du traitement et l’utilisation d’un groupe contrôle non traité (placebo) sont extrêmement difficiles à mettre en place dans des études de terrain portant sur des maladies comme la sarcoïdose ou le DPIH chez les équidés. Enfin, la compliance des propriétaires est difficile à obtenir, de même que la réponse à des questionnaires en ligne ou par voie postale.
La recherche vétérinaire clinique équine est-elle dès lors vouée à l’échec ? Vraisemblablement pas, mais c’est en connaissant ses faiblesses qu’il est possible de l’améliorer. Notamment en sensibilisant les chercheurs au besoin de circonscrire préalablement la question de recherche et de promouvoir une approche multicentrique. Cela reste difficile et passe aussi par l’éducation des étudiants et des résidents en recherche. En attendant, la décision médicale est, selon les principes de la médecine factuelle, un art qui combine connaissances du moment et expérience personnelle, et celle-ci reste le meilleur outil du praticien à défaut de preuves scientifiques suffisantes.
Les traitements de la sarcoïdose et du DPIH sont des questions importantes pour le vétérinaire. L’abondance d’informations sur Internet nécessite la justification, auprès du propriétaire, de la décision thérapeutique. Les articles de synthèse sont utiles, mais peuvent ne pas proposer de solution idéale. Il est néanmoins essentiel que la profession vétérinaire soit informée de l’état des connaissances actuelles, mais aussi de l’importance de favoriser et de participer à des études observationnelles multicentriques solides.
Aucun
• Les synthèses méthodiques concluent souvent à l’insuffisance de preuves scientifiques.
• De nombreux biais méthodologiques sont difficiles à éviter en recherche vétérinaire.
• Malgré tout, il est nécessaire de promouvoir les études observationnelles multicentriques qui permettent de collecter les données de terrain.